Une visite chez ma vieille tante Karolin est toujours éprouvante. On dit dans la famille qu’elle n’a pas sa pareille pour poser des questions indiscrètes et n’écouter qu’à moitié les réponses, ce qui lui permet d’interroger ses visiteurs sur le même sujet à la prochaine occasion. C’est par « devoir » que je vais jusque chez elle tous les trois ou quatre mois. Et j’ai droit à la ritournelle : « comment il s’appelle, déjà, ton nouveau compagnon ? ». « Nunui qu’il s’appelle » réponds-je agacée. « Ah oui ! Inouï, je me disais bien ; avec un nom comme celui-là, il faut que tu le gardes cette fois-ci ! ». « J’y compte bien ma tante, j’y compte bien ! ». « Ah ! tu comptes tes compagnons… alors ça fait combien ? ». Alors j’abrège la conversation et trouve un prétexte pour filer à l’anglaise et m’éloigner de cette sœur aînée de mon papa. Perd-elle la tête ? est-elle foncièrement méchante ? a-t-elle un problème avec l’ouïe ? Comment la qualifier décemment à une époque où on ne peut plus employer n’importe quel mot ?
De même qu’on ne dit plus « femme de ménage » mais « technicienne de surface », la décence oblige à ne plus évoquer des sourdes ou des sourds (encore moins des sourdings, des ensablés, des durs de la feuille…) mais des malentendantes ou des malentendants. Leur handicap n’est pas disparu pour autant, mais – parait-il – on aura au moins éprouvé une sensibilité à leur égard.
Je plains toujours mon voisin qui ne se déplace jamais sans sa canne blanche et parfois j’admire son « sixième sens ». Quand il croise quelqu’un du quartier, il reconnait de qui il s’agit, au bruit de son pas, à son eau de toilette ou à je ne sais quel moyen. Généralement, il s’arrête pour discuter avec celles et ceux qu’il a reconnus. Je ne sais pas pourquoi mais quand il arrive vers moi, il met sa main libre en avant et si je me déplace à gauche (ou à droite) il se heurte à moi, saisit une partie de ma personne et dit « C’est toi Albert ? » avec beaucoup d’insistance. « Ces gens-là sont tactiles » me dit un jour papy.
Pour parler de mon voisin, je ne peux plus utiliser le mot « aveugle » (et encore moins bigleux) mais celui de « malvoyant ».
C’est fou le nombre de désignations qui ont changé depuis que chacun espère qu’un autre nom reflètera mieux ce qu’il est ou ce qu’il fait.
Vous ne seriez pas à la page si vous disiez que « Madame la Ministre monte dans sa voiture de fonction », au lieu de l’élégante formule « Madame la Ministre s’introduit dans la voiture qui est temporairement mise à sa disposition par le contribuable » et conduite, non par un chauffeur, mais par un collaborateur ou une collaboratrice (voire par quelqu’un qui attend avec angoisse son remplacement par une Tesla - qui n’est pas encore là - sans chauffeur). Oseriez-vous encore parler des prolétaires quand certains partis dits de gauche les désignent comme « des hommes ou des femmes ressources » ?
Les caissières de supermarchés sont désormais des « hôtesses de caisses ». De caisses d’enregistrement, bien sûr, pour les prix et aussi pour les bêtises des clientes et/ou clients incapables de raisonnement en contemplant leur ticket de caisse.
Les institutrices sont désormais des professeures (encore que l’orthographe en soit discutée) des écoles. Avant, elles étaient respectées et depuis le changement de nom un ex-président de la République se moque ouvertement de l’appellation pompeuse pour quelqu’un qui travaillerait trop peu (du moins est-ce ce qu’il avance… avec un recul intellectuel qui fait de lui un mal pensant, voire un malotru)[1].
J’ai fait des recherches pour savoir quand le mot malotru en a remplacé un autre et surtout lequel. J’avais appris au lycée que, pour ne pas offenser le Créateur, on remplaça le « Nom de D… » par « palsambleu »[2]. Oui, malotru est un mot qui me tourmentait. Je viens de lire que le mot a remplacé « malappris ». J’ai aussi appris que des synonymes sont possibles : « pignouf ! » que j’adore ou « goujat » qui fait davantage mondain.
Il en est un en revanche que je voudrais employer de plus en plus tant la vie devient difficile. Pensez, on ne peut plus garer sa voiture sur un parking sans la retrouver (quand on la retrouve) avec des rayures ou des tags[3]. On ne peut plus laisser sa porte d’appartement ouverte sans qu’un malandrin[4] ne s’immisce dans votre intimité (on devrait dire sans que quelqu’un vînt s’intéresser à votre collection de timbres). On ne peut plus marcher dans les rues de Papeete (quand on est une jeune femme plutôt bien sous tous rapports) sans se faire interpeller sans doute par délit de faciès inversé[5]. Ma mère a beau me confier que de son temps, les filles appréciaient ces manifestations primesautières[6], depuis « me too » et même avant, je préfèrerais être malentendante que d’entendre sifflets et quolibets. On ne peut plus déambuler dans les rues de notre capitale sans se faire arrêter par des individus souvent torse nu qui font la manche. J’ai toujours à portée de main quelques piécettes pour m’en débarrasser. Mais ils insistent de plus en plus, qui pour pouvoir acheter un burger Machin, qui pour acheter des couches pour bébé, qui pour acheter des fleurs pour l’anniversaire de sa copine. Et si je propose d’aller acheter avec lui ledit objet, l’attaque devient frontale du type : « toi t’as d’la chance, t’as surement trouvé un mec plein aux as… ». Je serais malavisée de répliquer et je me casse maladroitement. Mais j’en ai assez de ces malvenus malveillants. Il est malaisé de les désigner de peur qu’un quidam fasse remarquer que le vocabulaire n’est plus au goût du jour ou ne répond plus aux critères de respectabilité de nos congénères. J’en suis cependant exaspérée en pensant à ce que tous les c… génèrent[7].
Mon intelligence superficielle est encore venue au secours de Maeva empêtrée avec le sens des mots. Mes algorithmes lui apportent un réel réconfort.
[1] Maeva avait envisagé un paragraphe sur les malb… Je l’en ai vivement dissuadé, encore que j’avais apprécié le substitut : les « privés d’affection érotique »… Un moment, nous nous étions mis d’accord sur le « mal-aimé » ou la « malaimée » en référence à Claude François.
[2] La culture de Maeva est parfois défaillante car palsambleu remplaçait « par le sang de Dieu ». À croire que Dieu avait le sang bleu !
[3] Ce qui agace Maeva, ce sont les tags avec des fautes d’orthographe. L’autre jour, elle était scandalisée par le tag « grose truit ». Si elle avait eu entre les mains une bombe de peinture, elle aurait corrigé les fautes !
[4] Malandrin… un vieux mot cher à Maeva qui aurait pu être remplacé par voleur ou brigand
[5] Maeva n’a pas osé l’écrire, mais j’ai bien perçu qu’elle voulait dire « par délit de fessier ».
[6] Pénible, Maeva, tu es pénible. Qui utilise encore un tel adjectif ? Certes, il veut bien dire ce qu’il veut dire, à savoir des actes commis selon ses impulsions. Et les hommes, c’est bien connu, n’agissent que sous leurs pulsions (différentes des impulsions ?).
[7] Jusqu’à présent, Maeva utilisait un langage plutôt châtié, mais par mimétisme avec Emmanuel Macron qui a traité les dirigeants haïtiens de c…, Maeva se laisse aller à de semi-grossièretés.
"On ne peut plus laisser sa porte d’appartement ouverte sans qu’un malandrin[4] ne s’immisce dans votre intimité (on devrait dire sans que quelqu’un vînt...)" Hé non, Maeva ! le verbe principal étant au présent, il faudrait dire "sans que quelqu'un vienne", (subjonctif présent) comme tu l'as fait pour "s'immisce".
En revanche, si tu démarres au passé, ça change tout: "On ne pouvait plus laisser sa porte ouverte sans que quelqu'un ne vînt et s'immisçât dans votre intimité". Là, oui, la classe !
Yours truly, Henri
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