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L’affaire de l’avocate Mandou


Au premier plan, les mains croisées, Pierre Desproges. Dans les années quatre-vingt, l’humoriste anima sur France Inter une émission à succès :

le tribunal des flagrants délires.

Des coupables fantasques (souvent des célébrités qui se prêtaient au jeu), des avocats délirants et un procureur aux tirades redoutables.L’émission a fait l’objet de nombreuses reprises et c’est l’une d’elles qui a inspiré (en partie) cette nouvelle.


 

Kate Elberg, un mètre cinquante-cinq, des cheveux jamais peignés, une frimousse d’ange et des plaidoiries qui se terminaient sur des apothéoses chavirant les idées préalables des juges. Des tenues vestimentaires des années hippies. Elle avait dû hériter de sa grand-mère des jeans à patte d’éléphant, brodés de fleurs comme on le faisait à la fin des années soixante. Quelquefois même, des fleurs dans les cheveux, ce qui permettait à certains de prévoir pour elle une fin de carrière à Tahiti. Elle était si folklorique, cette célèbre avocate, que ses confrères l’avaient surnommée Kate Mandou.


Qu’était-elle venue plaider en Polynésie pour s’y installer finalement, elle qui était promise à la plus brillante carrière qui fut ?


Kate était installée à Paris, avocate de Gilbert X… un célèbre homme politique que des femmes - encore plus déjantées qu’elle - avaient accusé de tripotages mal placés et de tangibles immixtions dans leur vie intime. Kate – pourtant à l’initiative, avec d’autres, du mouvement Metoo – prit fait et cause pour ce leader qui était promis aux plus hautes fonctions et dont les idées étaient révolutionnaires. Ce dernier proposait de remplacer les routes par des chemins bucoliques, de substituer aux platanes des bords de routes nationales de jeunes peupliers afin de réduire les conséquences des chocs, d’abandonner la consommation de café pour de la belladone et de permettre aux femmes de suspendre temporairement leur grossesse si elles justifiaient de projets urgents et prenants. Son slogan en matière sociale était : « si les pauvres étaient riches, ils ne dépenseraient pas autant d’argent en babioles ».


Devant le tribunal, elle utilisa des arguments qui firent perdre leur latin aux beaufs du Quartier éponyme. Ce fut un festival d’interrogations des plaignantes : « vous vous dites victimes d’attouchements, mais s’agit-il bien de cela ? N’exagérez-vous pas ? Mon client a-t-il pratiqué des touchements ou des attouchements ? ». C’était un peu le docteur Knock avec une robe d’avocat. Les victimes étaient médusées : « que voulez-vous dire ? ». Kate répliquait : « des touchements ce sont de simples contacts comme on en reçoit dans les foules qui se bousculent dans les transports en commun ou les halls de gare ». Kate fit mouche en insistant : « précisez s’il s’agissait de touchements ou d’autres choses ». Paralysées, les victimes bafouillaient. Kate leur coupait les syllabes : « vous voyez bien, Mesdames et Messieurs les juré(e)s, l’incapacité des plaignantes à définir le préjudice subi qui s’apparente en réalité à une involontaire bousculade dans un lieu public ». « Oui, tenta de répliquer une plaignante, mais dans mon cas cela se passait sur le lit de cet homme qui mérite un sévère jugement ». « Ah ! Madame ! que faisiez-vous sur le lit de mon client ? ». De la salle d’audience monta un rire à peine étouffé. Et Kate en rajouta : « diriez-vous à vos copines que mon client est un bel homme ? ». C’était une évidence, Gilbert n’avait pas besoin de jouer au séducteur. Il séduisait. Les plaignantes étaient obligées d’en convenir : « oui Gilbert X… est un bel homme ». Réplique immédiate de Kate : « vous avez donc tout fait pour vous approcher de lui et provoquer le touchement que mon client n’a sans doute même pas perçu ».


 

L’actrice Eva Darlan jouait l’avocate avec des plaidoiries déjantées. Elle a inspiré le personnage de Kate Elberg.

 

Kate multiplia les questions appelant les plaignantes à se contredire, à zézayer parfois, à s’égarer dans des réponses sans rapport avec l’objet du procès. Elle dressa ensuite un portrait de son client qui émut près des chaudières en ce triste février :

Comment pourriez-vous imaginer mon client en prédateur, lui qui a consacré sa vie au bien d’autrui ? L’avez-vous suivi sur les chemins forestiers cueillir des champignons et les apporter ensuite à la table des familles défavorisées de sa circonscription ? L’avez-vous entendu défendre la veuve et l’orphelin après un hominicide ? L’avez-vous suivi quand il rencontrait le grand mufti de Jérusalem, le pape au Vatican, le Dalaï-Lama à Katmandou (là ces auditrices ou auditeurs rigolaient en pensant à son surnom), l’archibishop des Mormons à Salt Lake City, le pasteur Jackson à Sedona et la reine d’Angleterre, chef de l’Église anglicane, à Balmoral ? Toutes ces personnalités ont béni mon client. Quelle perversité pourrait-il y avoir en lui ? Lui qui a monté à genoux Rocamadour ? Et sa femme ? Avez-vous interrogé sa femme, une femme à laquelle le lie un amour profond comme je vous souhaite que vous en viviez un jour ? Elle, elle vous dirait quel mari respectueux il est, ne lui imposant jamais le moindre rapport qui ne serait consenti et même abondamment désiré. Elle vous dirait le temps qu’il prend pour l’entreprendre, sans le moindre geste brutal. Cet homme est toute douceur et respect…


Le client de Kate bénéficia d’un non-lieu. Elle et lui triomphaient. Ils gagnèrent l’estaminet en face du palais de justice et se mirent au Champagne si bruyamment que des consommateurs appelèrent des journalistes. Le soir tombait et Kate et son client eurent quelques difficultés à rejoindre la voiture de l’homme politique qui n’avait même pas imaginé qu’il aurait pu faire l’objet d’un mandat de dépôt. Au lieu de démarrer, l’homme sortit le grand jeu : « Ah ! Kate ! quelle subtilité dans votre usage du français ! Vous avez su si extraordinairement faire usage de la différence entre touchement et attouchement ! ». Pour appuyer son propos, il mit superficiellement une main sur le coude de Kate. « C’est un touchement », dit-il mais, emmanchant sa main gauche dans le chemisier de Kate, saisit vivement le sein droit. « Ça, c’est un attouchement et dis-moi, ma Kate chérie, c’est bien ce tu préfères, non ? ». Kate faillit s’étrangler et aucun son ne sortit de sa bouche. Elle tenta de se dépoitrailler de son client dont la main ne lâchait plus le sein tandis que l’autre main s’emparait de l’autre sein à dessein. L’homme était puissant, même si au cours de ses gesticulations Kate crut ressentir qu’en fait tout le comportement provenait de l’impuissance du personnage. Elle réussit à hurler et à ouvrir la porte de la voiture. Immédiatement, plusieurs photographes de presse prirent des clichés d’une Kate dévêtue et d’un Gilbert tentant de la retenir par le postérieur. La presse, et pas seulement people, se gaussa des deux personnages, mais plus encore de Kate. « Kate à strophes ! » titra un hebdomadaire prétendument féministe. « Qu’est Kate ? » interrogea un quotidien du soir avec la délicatesse qui lui était familière. Le plus mauvais titre fut sans doute celui d’un torchon spécialisé dans l’outrance avec une photo de Kate hagarde : « Est-ce qu’elle surit Kate ? ». Jouer sur sourire et surir devait plaire à quelques abonnés qui ne décelaient jamais la piètre orthographe du canard.


Le parquet fit appel du non-lieu maintenant qu’on ne pouvait plus donner à Gilbert le bon Dieu sans confession. La déposition de Kate fut retenue pour le futur procès. Elle préféra cependant se faire représenter, prit une année sabbatique et rejoignit à Tahiti un monsieur avec lequel elle n’avait pas réellement terminé une liaison. Le monsieur en question, lui – sans le dire vraiment – avait trouvé des consolations. Toutefois Kate apprécia Tahiti et les îles et décida de s’y installer, d’autant que peu d’habitants avaient entendu parler de sa déconvenue avec Gilbert.


Kate devint rapidement la plus Ma’ohi des vahine popa’a. Elle parla vite la langue du pays, mieux qu’un ancien haut-commissaire qui s’était rendu célèbre par la célérité avec laquelle il l’ingurgita et par ses diatribes polynésiennes devant des popa’a interloqués. Kate se fit alors la défenseure des humbles, des laissés-pour-compte du Fenua. Les petits larcins, les conduites en état d’ébriété avec des automobiles en piètre état et sans permis et sans assurance passaient pour d’héroïques stratégies dans des vie de pénurie et risques perpétuels de manquer de nourriture et les violences que la justice appelle intra-conjugales, une expression que les Tahitiens ne comprennent pas, tous ses délits délicats furent son pain quotidien au palais ! Ainsi plaidait l’avocate :

Ma cliente roulait trop vite avec une voiture sans éclairage qu’elle avait empruntée à une voisine ? Mais c’était pour échapper à un mari violent qui l’avait entraînée à boire avant de la cogner d’un poing, point d’aboutissement d’un corps de cent quarante kilos. Et pourquoi sans éclairage ? Tout simplement pour ne pas se faire repérer par le mari potentiellement assassin. Et vous pourrez considérer, Mesdames et Messieurs que si elle pensait à se protéger ainsi par cette dissimulation de feux arrière, c’est qu’elle supportait assez bien le gramme vingt-quatre d’alcool dans son sang. Ma cliente pensait surtout à ses enfants dont trois étaient issus de précédentes unions et deux de l’abruti que la vie lui avait glissé sous la couette. Ma cliente est une mère protectrice qui couve ses petits comme une poule ses petits, jours et nuits en éveil pour les soustraire à l’homme sus-désigné. Elle est mère-poule nuit et jour, telle que les gallinacées polynésiennes qui ne dorment jamais. Vous dîtes une voiture volée ? Que nenni ! une voiture ouverte à tous les vents et servant à tous les nécessiteux de la servitude (1) où ma cliente réside. Et quand le carburant manqua, ma cliente poussa le véhicule jusque sous un arbre et appela la voisine pour qu’elle vînt le récupérer en lui promettant qu’elle prierait pour elle tous les soirs de la semaine suivante.


 

(1) Avertissement : les notes qui suivent sont générées par notre recours à l’intelligence superficielle.

On appelle servitude à Tahiti des allées perpendiculaires à la route de ceinture autour de laquelle se regroupe des propriétés d’une famille élargie ( voir l’article « La servitude tahitienne » publié par Tahiti Pacifique)

 

Kate eut à défendre un automobiliste qui conduisait en état de cannabis et avait percuté une voiture de police causant une ITT d’une heure quarante-sept minutes à un honorable fonctionnaire du maintien de l’ordre. Elle expliqua devant le tribunal que son client avait été pris d’un irrépressible besoin d’expectorer, d’une violence inouïe et qui lui fit lâcher le volant quelques secondes… secondes fatale à l’aile arrière de la voiture de police. « Vous trouverez, lança-t-elle, des circonstances éternuantes à mon client ».


Les Tahitiens la surnommèrent également « nez pâle » sans qu’on sache si c’était à cause de sa peau si blanche que le moindre rayon de soleil lézardait de plaies profondes ou si un petit malin ayant eu vent qu’en métropole on la surnommait Kate Mandou jugea astucieux de l’appeler « Népal ». La presse la qualifiait en effet tantôt « nez pâle » tantôt « Népal ». Aux critiques sur ses plaidoiries en faveur des « sans dents » elle répliqua qu’à ses yeux ils avaient une grande valeur et qu’elle n’était pas, pour reprendre une expression de Pierre Desproges (voir notre illustration) « une avocate pourrie d’office ». Non, elle ne les traitait pas par-dessus la jambe : « Poor Lives Matter » avançait-elle.


Toutefois, plaider la cause des non-nantis, cela ne lui rapportait guère et parallèlement, elle fut contrainte de se lancer dans la défense des plus corrompus de l’autonomie.


Ainsi, elle eut à connaître du dossier de François-Mitterrand X… ancien maire d’une commune située dans un archipel éloigné comme le désignent les Tahitiens, non sans mépris. Cela peut paraître étrange d’être affublé du prénom François-Mitterrand, sauf si on connaît la coutume (en voie de disparition) qui voulait qu’on attribuât à un bébé le prénom correspondant à un événement survenu le jour de sa naissance. En l’occurrence, celui-ci fut le 10 mai 1981… Les parents avaient voté Giscard ce 10 mai. En 1988, ils votèrent Chirac, comme en 1995 et 2002, mais ils étaient très fiers de ce que leur rejeton portât un nom prestigieux. Devenu majeur, ledit rejeton vota Le Pen en 2002 parce que tout le monde voulait voter Chirac. En 2007, il vota pour Ségolène Royal parce qu’il pensait que la France avait besoin d’une femme à tête à sa tête. Il vota donc Marine Le Pen en 2012 au premier tour et Sarkozy au second parce qu’il estimait que le président de la République française ne pouvait pas porter le nom d’un pays étranger. Devenu maire de sa commune, il fut contraint de suivre les directives de son parti polynésien et en 2017, il mit dans l’urne un bulletin au nom de Fillon (sans conviction) au premier tour et au nom de Macron au second en regrettant de ne pas pouvoir voter pour Marine comme le recommandait un ancien président du Pays. Mais la logique du vote en Polynésie échappe à tout esprit cartésien.


FM donc, puisque c’est ainsi que ses électeurs le baptisaient fut rapidement rattrapé par la justice française. Ce dernier adjectif est prononcé avec insistance en Polynésie par tous ceux qui estiment que la Justice n’est pas juste avec eux. Les méchantes langues disaient que FM tirait sur tout ce qui bougeait et que son surnom était bien choisi. Tel n’était pas le sentiment de son épouse qui fut élue maire (mairesse ?) lorsque son mari, condamné en première instance et immédiatement reconnu inéligible dut abandonner son échevinage comme on dit dans certains pays francophones. Que reprochait-on à FM ? Un grand classique dans le Pays. Il avait fondé une association censée assurer le développement intellectuel des habitants de son île habituellement confinés sur quelques km2 même en dehors de la pandémie et leur offrir la possibilité de voyager pour découvrir le monde. Ainsi prétendait FM, cette association dont le président était officiellement un cousin de l’édile (mot qu’il ne faut pas confondre avec le dealer) serait le prolongement naturel de l’œuvre qu’il avait accomplie vingt années durant à la tête de l’école élémentaire dont les effectifs variaient selon les années entre 7 et 13, tous niveaux confondus. L’association recevait des subventions de la municipalité, objectif prioritaire avant la fourniture d’eau potable, la gestion des déchets et la réfection du toit de l’école. L’instituteur qui remplaça FM était membre du parti opposé. FM prétendait pourtant qu’il n’était ni de gauche, ni de droite, mais qu’il centrait ses objectifs et même les concentrait. Le nouvel enseignant les jugea déconcertants et porta plainte pour abus de pouvoir et détournement de biens publics quand il apprit que les subventions permettaient au maire et à sa famille quelques voyages de rêve à Los Angeles et Auckland dont ils revenaient avec foultitude de bagages (fort peu intellectuels).


Kate accepta de défendre FM lors de son procès en appel. Elle utilisa pêle-mêle des arguments qui firent mouche dans ce Pays qui est français, mais qui est aussi autre chose. C’est une collectivité autonome disent les juristes et Kate allait montrer que son client se positionnait dans cette perspective.


N’avez-vous pas compris que mon client, lui, a compris qu’ici ce n’était pas la France, qu’on ne pouvait pas appliquer bêtement le code général des communes et que l’autonomie appelait à des solutions audacieuses. Oui, madame la Procureure, mon client est le meilleur défenseur de l’autonomie et il faut saluer en lui le précurseur de ce qu’elle sera quand l’État aura consenti à effacer définitivement les séquelles du colonialisme. Mon client a compris qu’il fallait bannir la paperasserie si caractéristique de l’occupant français et privilégier les circuits courts. Vous rendez-vous compte de la lourdeur de l’administration héritée de la période coloniale ? Mon client a estimé que pour répondre aux besoins culturels des habitants de son île, il fallait aller vite. Vous rendez-vous compte du temps qu’il faudrait pour que des femmes et des hommes nés sur quelques arpents de sable noir arrivassent à concevoir ce qu’était une métropole, ce qu’étaient des routes à six ou huit voies se croisant, passant par des échangeurs monstrueux, ce qu’est de la neige et un manteau de fourrure ? Même sur la grande île de Tahiti, les habitants pensent qu’en France ou aux États-Unis on situe son logement par un PK (2) et en précisant côté mer ou côté montagne. Imaginez-vous l’univers mental de ces gens coincés entre la mer et la montagne et qui, s’ils prennent leur automobile pour rouler quelques heures, aboutissent finalement devant leur porte ? Oui en Polynésie, on tourne en rond sur les îles. Comment les gens pourraient-ils concevoir que plus on roule, plus on s’éloigne de chez soi alors qu’ici, plus on s’éloigne, plus on se rapproche de chez soi ? Mes réflexions devraient vous tournebouler, Madame la Procureure et vous faire voir la vie autrement qu’avec vos œillères parisiennes ou bourguignonnes puisque j’ai cru comprendre que vous étiez née à Nuits-Saint-Georges. Chez nous, en Polynésie, le plus court chemin d’un point à un autre est toujours un arc de cercle et jamais une ligne droite ou même une corde.


 

(2) PK = point kilométrique défini à partir de la cathédrale de Papeete.

 

C’est à tout cela que n’a cessé de penser mon client, un homme d’une intelligence prodigieuse qui a compris que ce qu’on lui avait appris dans les écoles françaises n’avait pas cours chez nous. Mon client en avait conclu qu’il lui fallait appliquer la formule d’André Gide – vous avez lu André Gide, n’est-ce pas, Madame la Procureure ? – la formule d’André Gide qui recommandait à Nathanaël : « il faut Nathanaël, que tu brûles tous les livres en toi ». Je vous invite à brûler les livres qui vous ont formée pour rendre la justice française. Rendez une justice universelle, celle qui tient compte de la réalité des peuples, de leur histoire, de leur coutume et de leur religion.


Mon client, un corrompu ? Mais Madame la Procureure, de quels arguments vous servez-vous ? Mon client aurait profité de l’argent public pour voyager dans le Pacifique ? Mais enfin, après ma description des jeunes des îles éloignées ! Aurait-il été raisonnable d’envoyer ces jeunes filles et ces jeunes gens se cogner à des mondes qui leur sont tellement étrangers ? Mon client a servi de guide et de pédagogue. Il a éclairé leurs chemins ! Vous arguez que seuls des membres de sa famille ont bénéficié des largesses de l’association. Erreur, Madame la Procureure. Erreur parce que vous n’avez pas laissé le temps à mon client de donner toute sa mesure en lâchant la justice française contre lui. Si on a commencé par des familiers de mon client, c’est précisément parce que ceux-ci, parce qu’ils sont des familiers, étaient déjà en partie briffés sur les grands pays. De retour au Fenua ils ont fait saliver tant d’autres jeunes et mon client les aurait pris en charge intellectuellement avant de leur offrir ce à quoi ils avaient droit. Vous avez brisé cet altruisme ! Mais vous avez aussi brisé l’élan révolutionnaire de mon client ! Replongez-vous dans le dossier ! Qui est mon client ? Un homme issu des milieux parmi les plus pauvres de son Pays. Il n’a pas eu la chance, lui, de naître d’une mère qui avait un mamelon de sein en or. Comme beaucoup des élites qui contrôlent notre Fenua… Il s’est hissé jusqu’à l’édilité à force de travail et d’étude. Il a été élu parce qu’il forçait l’admiration de ses îliens. Avec l’extraordinaire perspicacité qui était la sienne, il a réalisé à quel point le système fiscal de son Pays était peu redistributif. Attendre que l’Assemblée du Pays se mît à le réformer ? C’eût été laisser encore longtemps les familles comme la sienne attendre la parousie de l’égalité ! Alors, il a anticipé la société d’après-demain et créé le système qui permettait aux siens de se hisser à un niveau plus élevé qui leur permettrait de discuter d’égaux à égaux sans s’égosiller à faire valoir leurs mérites. Un révolutionnaire, vous dis-je… Mais ne réservez pas à ce Che Guevara des îles le sort de celui du continent sud-américain. Vous relaxerez mon client et en ferez un modèle pour tous les Polynésiens.


Le jugement fut mis en délibéré au 29 février 2028, mais désormais Kate était devenue une icône. Une icône pour les autonomistes qui voyaient en elle l’égérie (3) de l’autonomie, une icône pour les indépendantistes qui voyaient en elle une femme qui combattait les séquelles du colonialisme, une icône pour ceux qui ne comprenaient jamais rien à rien mais qui percevaient non rationnellement qu’elle permettrait d’augmenter les rations du maa des plus nécessiteux.

 

(3) Comme certains la soupçonnaient de s’adonner au pakalolo, elle fut aussi affublée de l’appellation « l’égérie canée ».

 

Peretiteni fut sensible à ses plaidoiries. Tandis qu’il patinait dans les sondages et que ses conseillers en communication trouvaient des slogans de plus en plus pourris pour défendre sa politique, il prit contact avec Kate (un Kate contact, dirent les petits malins). Ses conseillers lui avaient proposé de préparer la prochaine campagne avec de pitoyables flyers comme par exemple : « Un travail, un toit, une voiture pour chaque Ma’ohi » ou encore « Peretiteni, un Ma’ohi pour les Polynésiens ». En fait, la plus grande menace venait du développement des mouvements écologistes auxquels deux chefs de partis, anciens peretiteni eux-mêmes, apportaient bruyamment leur appui en espérant sans l’avouer que ces mouvements finiraient par les soutenir, eux. Régulièrement ces écolos manifestaient. Lors d’un Comité général des Verts à moitié plein, la majorité refusa le principe d’une marche pour la planète (trop éprouvante physiquement) au profit d’un sit-in devant l’Assemblée avec barbecues et sonorisation proliférante. De nombreux manifestants arrivèrent du diable veau vert (symbole du mouvement) dans des voitures pourries qu’ils garèrent sur les trottoirs pour pouvoir gagner la manif sans trop d’efforts. Peretiteni voulait faire passer des « mesures fortes » comme on dit maintenant pour couper l’herbe sous le pied des écolos (qui savent bien que l’herbe est toujours plus verte ailleurs). Mais les mesures idoines passeraient mal auprès de la majorité des Polynésiens. Qui, mieux que Kate, trouverait les arguments et les mots ? Il embaucha donc Kate qui abandonna sa robe d’avocat qu’elle put enfin amener au pressing.


Le staff de Peretiteni se réunit en grandes pompes pour éteindre l’incendie écolo. Il s’agirait d’expliquer au peuple ma’ohi que le temps de la voiture-idole était passé et que cela n’aurait que des avantages pour tout le monde et qu’il fallait des mesures extrêmes.


Kate proposa d’augmenter le prix des carburants par trois. Elle présenta la mesure comme le moyen de réduire drastiquement les dépenses des ménages, notamment des plus modestes. « Ce sera pourtant le contraire ! » accusa un des conseillers. Kate s’empressa d’expliquer ce paradoxe, écologiquement, socialement et sanitairement. Il faudra réduire les trajets et les cylindrées. Kate pensait au slogan de Gilbert X… : « si les pauvres étaient riches, ils ne dépenseraient pas autant d’argent inutilement ». Trop de Polynésiens s’endettaient pour acheter des 4X4 qui ne leur servaient qu’à mettre en adéquation leur virilité et les cm3. Les Polynésiens se remettraient à la marche et au vélo (et surtout pas électrique) et éventuellement au covoiturage. Le problème de l’obésité se résorberait plus facilement (« ce ne serait plus un gros problème », osa même Kate, à moins que cela ne lui échappât). Les transports en commun continueraient à bénéficier d’un carburant à l’ancien prix, ce qui inciterait les travailleurs à les emprunter, d’autant que la diminution du nombre d’automobiles sur les routes les rendrait plus fiables.


Démonstration était faite que l’augmentation de certains prix était une promesse de baisser le coût de la vie dans la mesure où l’on mettrait fin à la servitude volontaire à l’égard de l’automobile.


Les réactions des leaders politiques furent vives. Les autonomistes, dont chacun sait qu’ils se situent plutôt dans les CSP+ (en clair ceux qui en ont sous le matelas) étaient ravis. Il y aurait moins d’embouteillages et ils pourraient rentrer chez eux plus vite le soir. Certains envisagèrent même de s’équiper d’une piscine s’ils n’en avaient pas déjà car, matin et soir, ils auraient désormais le temps de faire quelques longueurs. Les écologistes, curieusement, protestèrent avec vigueur. Des gens en bonne santé iraient s’entasser dans des bus où les virus circuleraient à qui mieux-mieux. Les indépendantistes s’indignèrent qu’on attaquât ainsi un élément capital de la culture ma’ohi, l’automobile. Les antinucléaires expliquèrent que les problèmes venaient des essais atomiques : les habitants des îles proches de Moruroa avaient massivement émigré à Tahiti et rendu les routes surchargées.


Il y eut des vols de carburants et de vélos, de chaussures de sport aussi. Les forces de l’ordre intervinrent peu car elles furent contraintes de limiter leurs déplacements en raison des nouveaux tarifs de l’essence et du diesel. Dans un premier temps, les vendeurs d’automobiles furent satisfaits : de nombreux clients vinrent acheter de petits modèles sur lesquels la marge était, certes réduite, mais la multiplication des ventes leur rapporta gros, pourvu qu’ils pussent faire parvenir à temps les véhicules commandés. Les marchands de chaussures prirent leur pied. Les vendeurs de parapluies ne se mouillaient pas trop en subodorant qu’à la saison des pluies leurs affaires prospèreraient. Les pompistes étaient vent debout contre la mesure et menacèrent le gouvernement avec énergie, mais n’osèrent pas aller trop loin (car eux aussi réduisaient leurs trajets).


Deux mois après l’application de la mesure, on ne reconnaissait plus ni Tahiti, ni Moorea. Des routes où ça roulait, des bus à l’heure, une diminution des nuisances sonores et olfactives, des groupes de marcheurs joyeux avec un sac à dos, des personnes qui ne se connaissaient pas et se covoituraient, de nouveaux couples qui se formaient ou se reconfiguraient…


Tout alla bien jusqu’à ce que la commission du budget de l’Assemblée établisse le diagnostic suivant : les ressources du Pays venant essentiellement des impôts indirects sur la consommation, les taxes sur les véhicules n’allaient pas tarder à diminuer une fois passée la ruée sur les petites cylindrées. Les Polynésiens ayant compris que, finalement, ils dépensaient beaucoup d’argent pour ce qui ne le méritait pas, réduiraient leur consommation. Certes, le triplement du prix du litre de carburant rapportait énormément au Pays, mais les objectifs de la mesure avaient été tellement atteints que les pompistes recevaient de moins en moins de visites. Les Polynésiens marchaient ou roulaient… mais en deux roues. La commission du budget se demanda comment le Monsieur finances du gouvernement avait pu laisser passer la réforme sans s’inquiéter et elle émit une hypothèse : Kate aurait très habilement conduit le Pays devant l’obligation de réformer en profondeur sa fiscalité pour parvenir à ce qu’elle souhaitait, à savoir contraindre gouvernement et élus de passer à un impôt sur le revenu et le patrimoine.


De partout, des protestations s’élevèrent, surtout chez les autonomistes qui se sentaient les plus menacés par ces éventuelles réformes. Les fabricants de piscines enregistrèrent des tas d’annulations : les projets de leurs clients tombaient à l’eau. La presse se fit inquisitoriale et découvrit pourquoi le Monsieur finances s’était fait si discret dans les discussions : il était l’amant de Kate, une femme possessive qui ne souffrait pas la contradiction.


L’affaire de l’avocate Mandou prit son essor (comme le magasin du même nom) et les journaux se gaussèrent. Au gouvernement, il y avait des gens qui produisaient des anticorps, d’autres des taxes et des impôts et enfin d’autres avalaient des margouillats. Les oppositions se regroupèrent pour qu’on retourna au bon vieux temps de la voiture reine. Même les écologistes, au nom de la liberté de déplacement, déposèrent un recours au Tribunal administratif en soutenant que le triplement des prix des carburants était une erreur manifeste d’appréciation, selon le langage juridique.


L’amant ministre fut contraint de démissionner et fit une déclaration à la télévision, les larmes aux yeux : « j’ai trop aimé ma compagne et lui ai fait trop confiance au lieu de faire confiance au peuple ». Kate répliqua par médias interposés : « la goujaterie n’a ni sexe, ni ethnie ». Ses clients se désistèrent au profit de consœurs et confrères. Kate était ébranlée et ne savait pas quelle porte de sortie emprunter. C’est alors qu’elle reçut une lettre de Rudy Giuliani (l’ancien maire de New York de 1994 à 2001). Il expliquait qu’en raison de sa proximité avec Donald Trump les autorités judiciaires avaient suspendu sa licence d’avocat. Il fallait une défenseure de talent pour l’ex-président Trump qui allait devoir affronter les accusations à son encontre pour son rôle dans l’attaque du Congrès à Washington.


Kate, qui s’était réjouie de l’élection de Joe Biden, sauta néanmoins sur l’occasion. À l’aéroport de Tahiti-Faa’a, la police des frontières expédia rapidement les formalités concernant Kate. Pas questions d’esquisser le moindre geste qui aurait laissé entendre qu’on voulait la retenir.


Rudy Giuliani (maire de New York de 1994 à 2001) a soutenu Donald Trump, mais accusé d’avoir produit de faux documents pour défendre ce dernier dans l’affaire de l’attaque du Capitole en janvier 2021, il ne peut plus défendre l’ancien président.

 





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