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8 mars 2025 : la journée de l’infâme




Le samedi 8 mars dernier, c’était la journée internationale de la femme. Au bureau, les vahine proposèrent une rencontre le vendredi soir précédant, au centre-ville, avec pour objectif affiché de déblatérer sur le sexe dit supérieur en évitant soigneusement la présence de leurs représentants. Une paraparauraa qui exprimerait la sororité [1] !  L’idée fit florès et déborda sur deux ou trois autres ministères. Certes, nos collègues mères de famille ne se libérèrent pas facilement, encore que, pour l’occasion, quelques-unes d’entre elles se déchargèrent habilement sur les géniteurs.

 

Nous nous retrouvâmes une douzaine de jeunes (ou presque) femmes et notre premier réflexe fut de pousser un soupir de soulagement : « Ah ! enfin libres ! ». Vous pourrez toujours dire que c’était du féminisme d’opérette, moi je vous assure que c’était du féminisme du concret et on n’allait pas se priver de le faire savoir. Dès que le barman nous eût servies, Tatiana, l’inspiratrice de la soirée, lança cette tirade : « nous sommes là pour la journée de la femme, mais en parallèle il y a aux quotidien les infamies de nos tanes, aussi je vous propose de baptiser cette occasion la journée de l’infâme ».

 

Grande rigolade et rapidement le désir d’en découdre avec les susdits tanes [2], quitte à charger la barque. Ce soir-là, tout semblait permis. Nulle ne se sentait obligée de prendre au sérieux ce qui serait dit, mais comme cela ferait du bien !

 

Ce fut Hinareva qui sonna la charge la première.

-       « Mon père n’avait jamais accepté ma relation avec un garçon rencontré au Tuhaa pae. Je dois avouer que j’aurais dû écouter mon géniteur qui avait néanmoins le défaut de vouloir constamment contrôler ma vie. Il faut dire que ma maman marquisienne pensait la même chose… Après un long « exil » en Angleterre, je revins en France [3] où mon père était haut-fonctionnaire dans un ministère dont je ne révèlerai pas le nom ».

-       « Le nom ! le nom ! » scandèrent quelques copines.

-       « Mon père s’arrangea pour que je rencontre un de ses jeunes collègues, divorcé, extrêmement brillant, affirmait-il. La mise en scène de mon paternel m’agaça un peu. Il m’avait invitée à déjeuner dans un restaurant réputé. Comme par hasard, le collègue en question, Hubert, passa devant notre table au moment du dessert… et fut invité à prendre le café. Je me dis : Beau garçon en plus d’être brillant. Quant à lui, il semblait être subjugué par ma personne, toute modestie mise à part ! Je ne donnerai pas beaucoup de détails sur le temps qu’il fallut pour passer au lit ».

-       « Des détails ! des détails ! » scandèrent les mêmes copines.

-       « L’échec de notre relation fut immédiat. Nous avions fait ce qu’il fallait, mais à peine assouvi, Hubert n’avait pas assez d’onomatopées pour exprimer sa satisfaction. Après un court silence, il dit je ne peux évidemment pas me targuer d’être le premier, mais suis-je le numéro cinq, le numéro dix, le numéro vingt ou plus encore ?  Il me prit pour une vahine facile... Je l’ai giflé et lui ai demandé de quitter ma chambre illico presto » [4].

 

Êva s’enhardit un peu à contre-courant à prendre la défense de nos compagnons. Il faut dire qu’elle avait trouvé une perle : Yves, un garçon charmant, un peu enjôleur, qu’elle connut alors qu’il était guide touristique. Il avait bien profité de plusieurs de ses clientes avant, prétendait Êva, qu’il ne devint, grâce à elle, d’une fidélité absolue.

-       « Lors d’une croisière, raconta Êva, une touriste américaine lui proposa tout de go de coucher avec elle. Mais il voulait d’abord discuter un peu et, le soir venu, il l’emmena dîner. Pendant le repas, elle expliqua comment Yves devrait la faire monter au ciel avec force détails et en décrivant crument ce que ses amants successifs lui avaient apporté de particulier. Yves eut du mal à trouver le biais pour s’enfuir, mais y arriva… ».

 

C’est alors qu’intervint Miranda. Vous vous souvenez d’elle sans doute car, dans un billet (un peu ancien, il est vrai) je m’étais amusée de son surnom : la Vénus aux tantôt [5]. Nul n’aurait pensé qu’elle fût capable de cette fougue :

-       « C’est facile de se moquer des filles qui ont besoin de tendresse. Ton Yves, il aurait pu accorder à l’Américaine ce qu’il accordait à d’autres. C’est de la discrimination ! ».

 

Les copines étaient interloquées. Malaise. Ce fut Êva qui relança les échanges en demandant à Nu’utea si elle n’avait pas en stock une histoire d’infamie. Elle ne se fit pas prier pour attaquer une ancienne relation.

-       « Vous vous souvenez que j’avais passé deux ans à Montpellier pour mon master. J’avais rencontré un type, mon aîné de dix ans qui se présentait comme homme d’affaires. Je n’ai jamais su lesquelles, mais il était très séduisant physiquement et savait manier la langue de Molière. J’ai vite déchanté car il évitait soigneusement d’engager des dépenses pour me plaire. Un jour de printemps, je lui dis qu’avant toute chose, il me fallait acheter quelques vêtements pour la belle saison. Je vais t’emmener dans un magasin spécialisé, c’est moi qui paie, annonça le bellâtre. Je n’en revins pas quand il m’entraîna dans un de ces magasins qui cassaient les prix sur les vêtements importés de je ne sais où et faits par je ne sais quel peuple exploité. Je lui fis remarquer que l’entrepôt manquait de classe. Vous savez ce qu’il m’a rétorqué ? Mais ma belle, un rien t’habille ! Je lui ai lancé un carton de vêtements dépareillés à la figure et me suis fait sermonner par le vigile. J’ai ramassé les hardes [6] et les ai entassées dans le carton que j’ai collé dans les bras de ce saplin [7]. Le temps qu’il réalise, j’étais déjà dans le tramway ! ».

 

-       « Bravo ! » lança l’assistance.

 

Tautiare prit alors la parole pour dénoncer l’outrecuidance d’un jeune homme (douze ans de moins qu’elle) qui l’avait séduite tant il était beau. Miranda mit son grain de sel :

-       « Mais je me souviens qu’à 35 ans, tu étais une fille superbe ! ».

 

-       « Je te remercie d’avoir employé l’imparfait ! » asséna Tautiare du tac au tac.

 

Miranda ne sembla pas avoir compris la répartie et Tautiare reprit son récit.

-       « Un soir, ce boutonneux me tint des propos inimaginables. C’étaient des phrases improbables du genre Tu as quand même une chance extraordinaire d’être tombée sur un gars comme moi, si jeune par rapport à toi. Si tu me quittes un jour, jamais plus tu ne rencontreras quelqu’un comme moi… Comme je m’indignais, il trouva quelques répliques encore plus ahurissantes. Il ne me revit jamais plus ».

 

-       « Il était indigne de toi cet infâme ! » prolongea Hina qui elle-même avait connu une histoire pendable.

 

Effectivement, Hina ne se fit pas prier pour relater un épisode de sa vie qu’elle préférait pourtant oublier.

-       « Qu’est-ce que j’ai été c… Figurez-vous que j’ai mordu à l’hameçon d’un jeune marin-pêcheur, un vrai, un marin qui partait dans des campagnes de plusieurs semaines. Mais, à l’époque [8] j’avais la vertu des femmes de marins. Je l’attendais, toujours inquiète. Certes, il était un peu rustre, parlant peu, mais je lui trouvais bien des qualités, surtout le courage. Au retour d’une campagne, il me rejoignit chez moi avec un bouquet de fleurs, une délicate attention qui n’était pas dans ses habitudes. Comme il me trouvait surprise, il chercha ses mots et finit par m’avouer qu’il était romantique. Il eut vraiment du mal à prononcer ça. Oui, dit-il, et j’aimerai le prouver avec une chanson de Dave [9]. Il connaissait Dave ? Peut-être que c’était sur le bateau qu’il avait entendu ce chanteur qui date un peu. Il se mit alors à chanter : Est-ce par thazard si j’ai croisé ton regard ? Je n’en croyais pas mes oreilles. Il a récidivé. J’ai alors hurlé : Arrête ! »

 

Tautiare attendit que les rires se dissipent et interrogea Hina :

-       « Comment écris-tu arrêtes, avec deux r ou un seul ? »

 

Elle fit redoubler les rires en distinguant deux ou un r. Les deux, elle les prononça en grossissant l’accent tahitien qui les fait rouler. Elle n’eut pas besoin de préciser qu’elle avait demandé à son pêcheur d’aller jeter ses filets ailleurs.

 

Miranda tenta à nouveau de faire entendre sa différence :

-       « Toutes ces histoires parce que vous êtes toutes des midinettes [10] à vouloir l’amour unique et éternel. Je sais que vous vous moquez de moi parce je dis souvent à tantôt. C’est vrai qu’aux hommes, je lance souvent à tantôt. Mais à Nice j’ai appris aussi à leur dire adieu ! ».

-        

Notre groupe éclata encore de rire en entendant Miranda cacher ses désespoirs par une philosophie de façade. Heureusement, Miranda vit là un compliment…

 

Nous étions plusieurs à avoir remarqué que Vahine participait peu aux réactions amusées de notre groupe. Je ne la connaissais pas et je crus comprendre que c’était Êva qui l’avait amenée quasiment de force. Je sus après cette soirée qu’elle était rentrée au Fenua récemment et avait retrouvé un poste qu’elle avait abandonné quelques années auparavant. Après l’anecdote du thazard, Vainui, qui n’avait pas la réputation d’être une collègue très prudente en matière de relations humaines, crut bon de titiller Vahine en quémandant une explication à sa triste mine. Vahine hésita quelques instants puis, comme à regret, soupira :

- « Je ne pardonnerai jamais à Jean-Michel de m’avoir quittée brutalement après cinq ans de bonheur absolu ». 

 

Toujours avec sa délicatesse légendaire, Vainui crut faire preuve de finesse :

-       « Tu aurais dû savoir que le popa’a n’est pas fidèle ! ».

 

Nous étions toutes gênées, surtout quand on vit quelques larmes couler sur les joues de Vahine. Celle-ci sembla puiser des forces surhumaines pour poursuivre :

-       « Après trois semaines à l’hôpital de Bordeaux, il décéda d’un cancer foudroyant ».

 

Dans un silence quasi absolu, nous nous levâmes et allâmes embrasser Vahine. Les mots ne nous venaient pas. La soirée était terminée.


L’intelligence superficielle (l’IS) suggère à Maeva (qui finalement fait ce qu’elle veut) des remarques de style et de vocabulaire. Elle sert de lien entre celles et ceux qui lisent et l’autrice…

[1] Maeva tient beaucoup à affirmer sa multiculturalité ! Si ça lui fait plaisir ! Pour la sororité, consultez les billets précédents de Maeva.

[2] Maeva n’a pas voulu reprendre un ancien jeu de mots : « l’instant tane ».

[3] Hinareva considère sans doute que Tahiti n’est pas la France, sinon elle aurait dit qu’elle revenait dans l’Hexagone… Les puristes apprécieront !

[4] La copine n’a pas précisé s’il avait eu le temps d’enfiler son pantalon.

[5] Miranda qui avait vécu quelques temps à Nice n’arrêtait pas de répéter « à tantôt » avec un accent provençal adopté par coquetterie. Les lectrices cultivées, les lecteurs cultivés (il en existe quelques-uns) auront compris que c’était une allusion à la Vénus hottentote (sortez votre Wiki chose).

[6] Des hardes ou des haillons ou même des loques. Donc des vêtements usagés ou de très mauvaise qualité. Maeva, avec ses prétentions littéraires, avait écrit « les oripeaux ». Je lui déconseillai ce nom qui fait un peu penser à une armée en déroute.

[7] Saplin, expression courante à Tahiti pour désigner un idiot ou un clown (le mot viendrait de Charlie Chaplin).

[8] Elle insista sur « à l’époque ».

[9] Pour celles et ceux qui n’ouvriraient jamais ni radio, ni télé, Dave est un chanteur né en 1944. Autant dire que pour les d’jeunes, c’est pas le plus excitant.

[10] Maeva se demande encore si dans la bouche de Miranda « midinettes » ne désigneraient pas les filles du Midi de la France.

 
 
 

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