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L’atoll du bout de la France

Avertissement aux lectrices et lecteurs : cette nouvelle a été rédigée en 2018 et elle figure sous

une forme un peu différente dans mon livre Les noix de coco…

Elle m’a valu de curieuses remarques. Je vous laisse lire d’abord et ensuite je vous ferai part de

ces remarques.



« Ministre » n’en revenait pas. Jamais il n’aurait imaginé qu’il eût à affronter tant de périls pour rejoindre une île paradisiaque. Cependant, il l’avait bien voulu…


Akarana, un atoll des Tuamotu de l’est ; 111 habitants, dont 85 permanents, les autres étant collégiens, lycéens, un étudiant à l’université française du Pacifique, deux femmes à Papeete, l’une pour des soins, l’autre en attente d’un bébé puisqu’on n’accouche plus dans les îles ; une population entre inquiétude et insouciance : si une partie de la couronne récifale de Moruroa se détachait, une vague pourrait submerger l’atoll [1]…


Akarana, pour s’y rendre : deux heures trente dans un petit avion jusqu’à l’aéroport le plus proche, puis un bateau jusqu’au récif barrière et une chaloupe pour le franchir avec la vague favorable… De quoi mourir de trouille quand on est un terrien absolu !


Il l’avait bien voulu… Aller là où jamais un ministre de la République ne s’était rendu, pour constater de visu ce qu’était la France du bout du monde et comment on y vivait. Qu’attendaient les autochtones de la France ? Oui, il l’avait même exigé [2].

 

Comme d’habitude, les notes sont rédigées automatiquement par notre recours à l’intelligence superficielle, seule responsable du contenu de celles-ci. [1] La France a dépensé une fortune (mais après 193 essais nucléaires, elle n’est plus à ça près) pour installer un système sophistiqué de surveillance de la faille de Moruroa qui permettra aux habitants des îles proches de savoir à quelle heure ils seront submergés. [2] Souventes fois les ministres (ou secrétaires d’État) en visite en Polynésie ont des exigences particulières (sic) qu’on ne peut leur refuser puisqu’en principe (du moins le font-ils croire) ils détiennent les cordons de la bourse…


 

Dans la chaloupe, Tavana hau (haut-commissaire) n’en menait pas large, mais déjà un peu habitué faisait meilleure figure que « Ministre ». Peretiteni (président du pays), un large chapeau sur la tête, était hilare. Les rares journalistes accrédités se demandaient pourquoi leurs confrères les enviaient. Sur la plage, une foule, presque toute la population de l’île, se pressait et entonnait des chants d’accueil accompagnée de quelques musiciens aux instruments improvisés, sauf deux ou trois ukulele que les propriétaires maniaient si naturellement qu’on les eût cru formés dans quelque conservatoire renommé. Tavana (maire de l’île), en costume cravate, celui qu’il enfilait chaque dimanche pour aller à la messe, ceint de son écharpe tricolore, était au premier rang. Il s’avança vers les personnalités à peine descendues de la chaloupe, les souliers pleins du sable corallien rugueux. « Ministre » serra vigoureusement ses mains, sans doute pour s’assurer de ne pas choir, tant la nausée le taraudait. Il n’entendit pas vraiment les mots de bienvenue du tavana, qui l’appelait Faatere Hau (ministre d’État) ne distinguant pas s’il s’agissait de reo paumotu ou d’un français prononcé avec un accent indiscernable [1].


[1] Les autorités locales ne savent que répondre à un visiteur de marque qui voudrait « prendre langue » avec des autochtones…


Quand « Ministre » eût repris ses esprits, quelques personnalités locales lui furent présentées : la doyenne de l’île (81 ans), le Mutoi (policier municipal), le diacre de l’Église protestante maohi, l’infirmier et enfin « Maîtresse », celle qui, face à une classe unique, devait former les jeunes Paumotu aux arcanes de la langue française et tenter de leur inculquer assez de connaissances pour qu’ils pussent partir à onze ans dans un collège de Rangiroa où ils seraient pensionnaires. Tavana l’appelait orometua quand il s’adressait à elle.


« Maîtresse » fit une forte impression à « Ministre ». Cette grande fille – la seule de l’île qui eût une allure élancée – avec une impressionnante chevelure brune et un sourire généreux, pieds nus sur le sable brûlant, était élégamment vêtue. Alors que toutes les autres femmes avaient adopté la traditionnelle robe mission colorée, « Maîtresse » laissait admirer ses longues jambes qu’une jupe courte, assez courte même, ne dissimulait guère. Elle avait salué « Ministre » - on peut se passer de l’article quand la fonction est un titre – en roulant les r ou plutôt en les prolongeant. « Ministrrrre, on est si reconnaissants de te voir reconnaître notre importance… ». « Ministre » ne remarqua même pas le tutoiement, si commun en Polynésie, troublé qu’il était par les paroles de bienvenue de la vahine.


Tavana s’adressa à Faatere Hau. Il lut un papier qui lui avait été préparé. Par « Maîtresse » peut-être. C’était grandiloquent. Du moins quand c’était audible. « Vous voilà au bout de la France et non au bout du monde » dit-il. Le nom de la France retentit souvent, d’autant plus qu’à chaque fois qu’il le prononçait, il élevait la voix. Il évoqua aussi la République généreuse, infiniment plus généreuse que les autres nations à l’égard des Océaniens. Tavana hau et peretiteni prirent la parole. Le premier, profondément ennuyeux, cherchait à flatter les îliens et « Ministre ». Ce dernier écoutait peu. Debout, en plein soleil, engoncé dans son costume, il suait abondamment et vira au rouge rapidement. Peretiteni était ravi d’être là, dans cette île où il n’était venu qu’une fois, vingt-cinq ans auparavant, quand son parti l’avait délégué pour préparer il ne savait même plus quelle élection. Cette fois, il était ravi car, les élections territoriales approchant, il allait pouvoir faire sa propagande sans que cela n’entrât dans les comptes de campagne. SON gouvernement avança-t-il était soucieux du bien-être des îliens, comme si Tahiti n’était pas une île. Il avait maintenu à un haut niveau le prix du coprah, une sorte de revenu universel déguisé dans un « pays » où les allocations chômage n’existent pas [2].


[2] Pourtant, la création d’une caisse de chômage entraînerait l’embauche de nombreux sans emploi (environ trois fois plus d’agents qu’en métropole pour un service identique).


En reo maohi, il entama un second discours. La population riait aux éclats de ses propos et de ses mimiques. Quand il finit sous les applaudissements à tout rompre, Tavana fit un signe à orometua. Celle-ci s’avança devant un groupe d’enfants et ils entonnèrent une tonitruante Marseillaise. Du moins quelque chose qui ressemblait à l’hymne national. « Ministre » prêta l’oreille tout en observant attentivement « Maîtresse » de dos. « Encore plus belle de dos que de face » pensa-t-il, mais corrigea aussitôt dans sa tête en « aussi belle de dos que de face ». Très vite, « Ministre » fut saisi par ce qu’il entendait.


Allons enfants de la fratrie Le jour de gloire est arrivé ! Contre nous de nos ennemis Le fanion-on sanglant est levé Entendez-vous dans nos îles basses Mugir ces féroces soldats ? Ils viennent jusque dans vos bras, Égorger vos fils et votre vahine !

Aux armes Paumotu ! Appelez vos compagnons. Nageons, nageons, Qu'un sang impur Abreuve nos lagons.



Tavana hau s’étranglait. Peretiteni lança des « bravos ». « Ministre » restait coi, enregistrant tout à la fois les paroles incongrues de cet hymne qui n’était plus tout-à-fait national et les mouvements de « Maîtresse » qui battait la mesure, se dressant parfois sur la pointe des pieds, laissant alors apparaître un galbe des mollets admirable. Quand il dut prendre la parole, « Ministre » marqua quelque hésitation, puis se reprit. Quand même ! il représentait la République ! Il s’embrouilla néanmoins dans une improvisation. « Vous et moi, nous n’employons pas les mêmes mots, mais la musique est la même ; notre élan aussi est… ». Pour se tirer d’affaire, il lança un « je suis sûr que vous m’avez compris ! ». Tavana hau, qui se considérait comme un des derniers gaullistes purs et durs, y vit une tentative de récupération du Général, par un tenant médiocre de portefeuille ministériel comme il y en a tant de nos jours. « Ministre » tenta bien de se rattraper. « Vous n’êtes pas sur votre minuscule atoll des naufragés de la France, vous en êtes les éclaireurs sur le vaste océan ». Et il conclut : « sans vous, la France ne serait pas si belle ». La population dont une moitié ne parlait pas français, applaudit encore avec enthousiasme.


Tavana invita l’assistance sous de vastes tentes où un tamara (repas) était préparé. Tout en marchant, « Ministre » aborda « Maîtresse ». Il voulait en avoir le cœur net. Qui avait pris l’initiative de changer les paroles de l’hymne national ? « Tu sais Ministrrrrre, ici presque tous les enfants n’ont jamais quitté Akarana. Alors il y a beaucoup de choses qu’ils ne peuvent pas comprendre. J’ai suivi les instructions de notre ministre de l’Éducation. J’ai adapté les paroles au contexte local. Tu vois par exemple, la patrie, qu’est-ce que ça peut-être pour eux ? Mais la fratrie qu’il faut défendre, ça ils comprennent ». Chaque r résonnait dans la tête de « Ministre » qui tombait sous le charme. Il demanda une justification pour chaque changement de mot. La réponse importait peu pourvu que « Maîtresse » restât à ses côtés et accentuât encore cette merveilleuse lettre chantante. Néanmoins, « Ministre » fut interloqué d’apprendre que nulle part, en Porinetia farani (Polynésie française), une charrue n’avait tracé de sillons… et encore moins sur un récif corallien ! Il en apprenait des choses, « Ministre ».


Quand tout le monde fut rassemblé autour des tables garnies soigneusement par les Paumotu, Tavana demanda au diacre protestant de remercier Dieu pour ses bienfaits et l’envoi d’un représentant de la République. « Ministre » fut choqué. Peretiteni, prévenant, se pencha vers lui en lui expliquant rapidement que la loi de 1905 ne s’appliquait pas en Polynésie et que, ne pas prier avant un repas serait une offense. Peu importait qui priait, l’œcuménisme était de rigueur. Les protestants n’étaient qu’une dizaine à Akarana, mais le diacre était la personnalité la plus titrée sur l’atoll sur le plan religieux. « Maîtresse » s’était rapprochée de « Ministre » et lui dit qu’elle traduirait la prière en reo paumotu. Peretiteni dit la même chose à Tavana hau. Le silence s’établit et la quasi-totalité des présents baissèrent la tête et fermèrent les yeux. Le diacre prit son temps, respira profondément et d’une voix forte et après quelques phrases convenues sur les fruits abondants dispensés par Te Atua (Dieu) au pays, il s’engagea dans un discours agressif. « Maîtresse » traduisait, mais visiblement, elle cherchait à atténuer les propos. Pour le diacre, Faaterere Hau portait une lourde responsabilité. Certes, il demandait à Dieu de pardonner aux Farani, mais tout en le priant de les éclairer sur leurs méfaits. Entendons par là, les retombées des essais nucléaires et la menace de submersion d’Akarana. « Ministre » était ahuri et « Maîtresse » gênée. Ce fut surtout Tavana hau qui ne put s’empêcher de réagir auprès de Peretiteni, suffisamment fort pour que « Ministre » cessât d’écouter sa traductrice et prêtât l’oreille. « Mais enfin, qu’est-ce qui prend à ce monsieur ? » interrogea Tavana hau. « C’est ce que pensent tous les Polynésiens » osa le premier personnage du pays. « Mais pas vous président ? ». Ce dernier botta en touche tout en cherchant à marquer des points : « mais si le Gouvernement central ne prend pas rapidement des mesures pour compenser les effets négatifs des essais nucléaires, le sentiment de mes électeurs se traduiront par un vote en faveur des indépendantistes. Jusqu’ici j’ai pu contenir leurs revendications… ». « Bon, bon, nous en reparlerons ». La fin de la prière fut écoutée attentivement et les deux traducteurs s’abstinrent de poursuivre en français.


La prière achevée, chacun se dirigea vers les tables et de petits groupes se formèrent, dégustant les mets, discutant et buvant un étrange liquide. « Ministre » se laissa tenter par un verre. Apercevant son air dubitatif, « Maîtresse » revint vers lui : « tu connais, Ministrrrre, ce vin produit dans notre archipel ? ». « Ministre » pensa au vin de sable de sa région natale, mais là, pour lui, pas un vin de sable ni même de table… une piquette ! « Tu sais, Ministrrrre, pour apprécier, il faut en prendre un deuxième ». Elle alla chercher un autre verre que son interlocuteur ne put refuser, mais n’apprécia pas davantage, sans toutefois le montrer. La conversation porta alors sur les conditions de vie des habitants d’Akarana, une discussion animée à laquelle personne ne semblait porter attention.

- « As-tu déjà visité un fare paumotu ?

- Un fare ?

- Oui, une maison, quoi ! Tu veux visiter la mienne ?

- Euh !..

- C’est mon tane qui l’a construite.

- Votre Tane ?

- Mon mari… enfin, mon mari à mode polynésienne !

- Il est bricoleur ?

- Un peu, mais surtout picoleur ! » dit-elle en riant.

- « Où est-il aujourd’hui ?

- Tu l’as vu. Il jouait du ukulele. Maintenant, regarde, il boit avec ses copains.

- Il ne s’occupe pas de vous ?

- Il est mieux avec ses copains. Après ta visite, il sera certainement méchant.

- Méchant ?

- Mieux vaut ne pas en parler. Allez viens, c’est tout près. Tu pourras vite retourner avec Peretiteni».


« Ministre » se fit un peu prier. De loin, Peretiteni était hilare tandis que Tavana hau haussait les épaules.


Un peu plus d’un quart d’heure plus tard, « Ministre » regagna la fête, la cravate dépassant de la poche de son veston. « Maîtresse » arriva quelques minutes après lui, simplement revêtue d’un pareu. Ils s’intégrèrent séparément à des groupes changeants. « Ministre » tenta de discuter avec des natifs de l’île, sans vraiment trouver les mots. Il était en apesanteur. Tavana hau vint vers lui et signala qu’il fallait repartir avant la nuit. Le moment était venu qu’il prononçât un discours d’adieu. Tandis que la population se regroupait autour de lui, il commença d’une voix douce et monocorde, comme si, déjà, il était absent. Les mots s’enchaînaient sans lien apparent. Il essaya de se ressaisir et ce fut pire. « Voici que le soir tombe, mais vous ne serez pas dans la nuit, car la France veille sur vous ; elle vous illuminera encore puisque le soleil se lève chez elle… Oui, la France illumine l’Océanie comme vous illuminez tous ceux que vous recevez… Sans vous, la France ne serait pas si belle ! Je pars, mais je ne vous quitterai pas car je crois aux forces spirituelles… ».


Chaque habitant vint alors l’embrasser et lui passer autour du cou un collier de coquillages et les deux autres hôtes de marque en reçurent autant. Quand, à la fin, ce fut autour de « Maîtresse », elle eut beaucoup de mal à dégager de l’oreille de « Ministre » assez de colliers pour qu’elle pût lui glisser quelques mots. Les plus proches entendirent « Ministre » promettre qu’il ne l’oublierait pas et qu’il parlerait d’Akarana au prochain conseil des ministres.


Le mercredi suivant, à l’Élysée, autour de la grande table, à l’exception du Président et de «Ministre», chacune, chacun avait devant lui une photo des adieux d’Akarana, largement diffusée depuis quelques jours sur les réseaux sociaux. « Ministre » en avait pris connaissance la veille. La photo mettait en valeur la jolie Paumotu et soulignait le ridicule de l’envoyé de la France. « Ministre» était prêt à assumer. Ce qu’il n’avait pas prévu, c’était qu’à côté de la photo, il y avait un article paru le matin même dans un hebdomadaire satirique. « Ministre » s’empara de la photocopie étalée par sa voisine. Il pâlit à la lecture du titre :


En vingt minutes douche comprise, « Ministre » a fait, au nom de l’État, des promesses inconsidérées à la très belle vahine, professeure des écoles sur l’atoll d’Akarana.


Ministre n’en lut pas davantage. Le Président cessa de dialoguer avec le Premier ministre et, d’un ton détaché, lança : « Alors, Ministre, c’était carnaval à Akarana ![3] ». « Ministre » rougit, baissa la tête et resta muet. Il entendit, étouffée, la voix du Président : « nous allons examiner la nomination de nos ambassadeurs en Ouzbékistan, au Népal et au Costa-Rica ».


[3] Maeva fait sans doute allusion à une réflexion que le Général avait lancée à un de ses ministres qui avait visité la Polynésie et beaucoup apprécié l’accueil local…


L’année suivante, le budget de l’État ne comporta aucune ligne qui eût pu concerner en quoi que ce fût l’atoll d’Akarana, dans les Tuamotu de l’est, à proximité de Moruroa.



Postface :

Oui, j’ai reçu quelques observations.

La plus curieuse : une lectrice s’amusa du fait que le ministre en question ressemblait « comme deux gouttes d’eau » à Sébastien Lecornu, ministre chargé des collectivités territoriales (octobre 2018-juillet 2020) et qui était venu à ce titre en Polynésie.

Or, j’avais écrit cette nouvelle quelques mois auparavant !

Sébastien Lecornu est aujourd’hui ministre des Outre-Mer. On lui prédit un bel avenir politique si le président Macron était réélu…


Ensuite, il m’a été reproché de véhiculer des clichés sur les vahine. Je comprends les critiques que je reprends à mon compte dans d’autres circonstances. Mais la caricature est un art qui se sert des clichés et une lecture au second degré permet de révéler l’inanité de ceux-ci.

Mes nouvelles et mes articles visent à amuser. Epeli Hau’Ofa nous a appris à nous moquer de nous-mêmes pour affirmer notre identité.

Je ferai également remarquer que tout le monde sait aussi qu’il n’y a pas si longtemps, les dirigeants du Fenua (c’est vrai ailleurs) savaient « amadouer » leurs visiteurs…


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