Il suffirait de presque rien,
Peut-être dix années de moins,
Pour que je te dise "Je t'aime" [ …]
Mais pourquoi faire ce cinéma ?
Fillette allons regarde-moi,
Et vois les rides qui nous séparent.
À quoi bon jouer la comédie
Du vieil amant qui rajeunit,
Toi même ferait semblant d'y croire.
Vraiment de quoi aurions-nous l'air ?
J'entends déjà les commentaires,
"Elle est jolie, comment peut-il encore lui plaire
Elle au printemps, lui en hiver".
Chanson de Serge Reggiani (extraits)
Ma copine Tiare que j’avais connue au lycée venait d’avoir un bébé. Un garçon, je crois. En fait, je n’en suis pas sûre. Ma copine et arrière-petite cousine Vairani – celle qui habitait la même servitude [1] que la mienne – aussi. Enfin, son bébé à elle, je pense que c’était une fille. Rien de certain, même si je suis allée à la clinique féliciter les mères. Vous l’aurez compris, les bébés, ce n’est pas encore mon truc. Cela viendra peut-être, mais pour l’instant c’est non, trois fois non. C’est bizarre, me direz-vous, pour une jeune Tahitienne… comme si les mecs avaient décidé pour nous, les filles, qu’on était doublement destinées à être mères, parce que femmes et Tahitiennes. Les clichés, basta !
Alors pourquoi vous ai-je mis au courant du carnet rose de mon entourage ? J’ai donné deux exemples, ceux de filles qui me sont très proches, mais depuis un certain temps, les bébés pullulent autour de moi, surtout dans ce qu’on appelle « les milieux défavorisés », ceux qui n’ont pas souvent de travail et pas grand-chose à partager. Pourquoi évoquer ces faits que tout le monde connaît ? Si je vous parle des bébés apparus chez mes copines, c’est parce dans les deux cas il y avait une caractéristique qui me surprit. Il n’y a guère, tout au précieux privilège de notre âge, nous vivions dans l’atmosphère d’jeunes. C’est peu dire que nous n’avions que condescendance pour nos ascendances qui voulaient nous donner des leçons. Que comprenaient-elles au monde d’aujourd’hui qui va plus vite que jamais ? Rendez-vous compte, ma sœur aînée (de sept ans) est encore sur Facebook, ce machin du troisième âge. Donc, entre nous, on vivait jeunes. Mais alors pourquoi, après un week-end pendant lequel on ne s’était pas rencontrées, fallut-il qu’elles désertent notre groupe pour… le croiriez-vous ? Pour des matahiapo [2] ! Le type qui a fait un bébé à Vairani avait des enfants de précédents lits (mot convenu comme si c’était le seul endroit où l’on pouvait engendrer), lesquels enfants avaient eux-mêmes des marmots. Quand le bébé de Vairani est né, son type avait un mo’otua [3] qui devait bien avoir une quinzaine d’années. Le bébé était donc l’oncle du mo’otua ! Je ne sais pas tout sur le géniteur du bébé de Tiare, mais la situation était assez semblable, paraît-il. Et d’autres filles de mon âge avaient enfanté ou n’allaient pas manquer d’enfanter grâce à la semence d’un super-papy ! J’ai écrit « la » semence parce qu’entre copines, autrefois on pensait que chez les hommes d’un âge certain, le spermatozoïde devait se faire rare. Et on riait.
Avertissement : toutes les notes qui suivent sont générées automatiquement par notre système d’intelligence superficielle.
[1] À Tahiti, on appelle servitude une petite route perpendiculaire à la route principale (et unique du reste) qui abrite un quartier souvent familial. En métropole, on parlerait d’impasse, mais les Tahitiens n’ont jamais voulu de ce mot qui laisse penser que ça n’aboutirait nulle part. Or, ça aboutit chez nous, dans nos familles, donc le contraire de nulle part. Article
[2] En reo maohi : des vieillards. De vrais vieillards ou des personnes qu’on qualifie ainsi pour les disqualifier. [3] En reo ma’ohi : des petits-enfants.
Comme je m’en ouvrais à mes parents, à mes oncles et tantes, ceux-ci m’ont certifié que cela avait toujours existé. De très vieux hommes avec de très jeunes filles, c’était ou c’est encore très courant. Et de me citer quelque vieux Chinois, pourtant valétudinaire, s’accouplant avec quelque jeunette ! Cela existait ? Dont acte. Mais pas à notre époque où les filles revendiquent l’égalité et la liberté et où le jeunisme est triomphant, sapristi ! Pas à notre époque où il est fini le temps où des parents « mariaient » leur fille à quelque riche individu avec l’intention d’en faire profiter la famille.
Tiare et Vairani ne pouvaient pas avoir conçu un plan fric derrière un plan c.. ! Impossible ! D’ailleurs, je me suis renseignée. Le mec de Tiare est beaucoup moins riche qu’elle et, à la limite, ce serait plutôt lui qui aurait fait une bonne affaire, histoire d’avoir une vieillesse confortable. Quant à celui de Vairani, sa pension de fonctionnaire d’État n’a plus rien d’affriolant depuis qu’un ministre de l’Outre-Mer – Yves Jégo je crois – avait estimé que les retraités, vu leur âge, n’avaient que des besoins limités et plus aucune raison de toucher la fameuse sur-rémunération qui doublait presque les traitements des actifs. Mon père avait maudit ce petit personnage qui ignorait le coût de la vie sous nos latitudes et était encore trop jeune pour connaître les besoins d’un homme bien mûr.
Je concède que les deux types dont je parle n’étaient pas vraiment des croulants. L’un était un sportif, encore capable de grimper au Belvédère [4] en courant. L’autre était un beau parleur, agaçant à mon point de vue, mais il avait des choses à raconter. Et un humour bien à lui. Un de ses amis – un sexagénaire avancé comme lui – lui avait demandé comment il avait pu séduire Vairani. Il répliqua : « Elles lui ont fait de l’effet mes rides ! ». Effet mes rides ? Je n’ai pas compris immédiatement. Bien sûr : éphéméride ! Drôle, enfin de l’humour du niveau de mon père qui aime bien ces jeux de mots dignes d’un autre siècle. C’est vrai que nous, on n’a rien connu du vingtième siècle, même si on y est nées. Je me souviens à peine des hurlements de mon père quand il apprit la défaite électorale de Gaston Flosse en 2004.
[4] Sur la commune de Pirae, il y a une route acrobatique qui monte jusqu’à un restaurant situé à 600 m d’altitude. Les automobilistes l’empruntent pour aller se goinfrer. Des sportifs la grimpent pour évacuer les graisses.
N’empêche que je me suis interrogée mille fois. Qu’est-il arrivé à mes copines ? Admettons un « coup » d’un soir qui les aurait engrossées. Mais d’une part, mes copines, sans être à l’affût de rencontres masculines et/ou coquines, ont pour principe (moi aussi) la prudence et la « protection » et, d’autre part, que je sache, le bébé n’est arrivé que plus d’un an après un « premier soir » comme on a l’habitude de désigner ainsi l’occasionnel… Je comprendrais en effet l’inattendu de certaines rencontres et leur « conclusion », mais mes copines évitaient plutôt d’hasardeuses dragues (et même les dragues « hard ») et prenaient rarement l’initiative en ce domaine. Délurées nous sommes, certes, mais jusqu’à un certain point. Alors, si enchaînement de circonstances il y a eu, j’admets. De la curiosité aussi peut-être ? Mais comment comprendre qu’il y ait eu une suite ? Il est vrai que j’ai eu une expérience étonnante. Dans ma courte vie, je n’ai pas collectionné les garçons, loin de là, même qu’autour de moi on s’en est parfois étonné. Cependant, un jour, un copain de lycée que je ne voyais qu’épisodiquement, est venu à mon bureau sans savoir que ce serait à moi qu’il aurait affaire. Quelques souvenirs, des nouvelles des un(e)s et des autres, puis un rendez-vous pour prolonger la conversation en buvant un café. Je n’avais jamais eu d’attirance particulière pour Nunui, un garçon un peu timide. Je n’étais pas en mal d’affection à ce moment-là, mais j’étais « libre » depuis un moment. Nunui crut qu’il avait une occasion. Je ne lui ai pas dit non, tout en pensant que ce serait « un coup », un seul, histoire de passer le temps. En fait, on est restés ensemble quelques mois, mais Nunui comprit assez vite qu’il n’était qu’un passager clandestin dans ma vie. Il prit l’initiative de rompre. Sur le coup, j’ai été malheureuse : j’avais fini par l’apprécier. Pas assez peut-être et il le ressentit comme tel. Si je raconte cela c’est pour vous convaincre et me convaincre qu’une relation conçue comme devant rester unique peut finalement se prolonger. Sauf que Nunui avait le même âge que moi et que notre relation était entrée dans ce que j’appelle la normalité. Apprécier un type beaucoup plus âgé, une fois, pourquoi pas ? Jouer les prolongations, là je ne comprends plus car, enfin, un partenaire qui a entre deux et trois fois notre âge, ça doit présenter plus que des inconvénients.
Donc, je me torturais le cerveau sans doute pour rien, mais ma curiosité demeurait. Ce qui vient à l’esprit spontanément c’est l’idée que les filles qui se trouvent un vieil amant compenseraient ainsi le père qu’elles n’auraient pas eu. Eh bien, non ! Mes copines ont eu des pères, bien présents et affectueux d’après mes souvenirs. N’allez pas me suggérer que c’est peut-être de grands-pères dont elles avaient été frustrées !
Qu’un soir un homme âgé ait fait illusion sur sa virilité, c’est possible, mais pas à partir du moment où c’est quasiment chaque soir qu’il faut contenter la jeune partenaire. Même si je ne suis pas une fille déchaînée ou acharnée sur le sexe, je sais qu’à mon âge, quand je vis avec un garçon, le soir venu (et quelquefois bien avant) le corps appelle le corps. Je n’imagine pas pouvoir me contenter de quelqu’un qui me freinerait : « tu sais, on a déjà fait ça hier ou il y a trois jours ». Ou bien reprendrait la chanson de Guy Marchand que mon grand-père entonnait quand ma grand-mère l’agaçait : « avec toi il faudrait toujours vivre la Passionata, la Passionata-a-a ».
Je déjeunais seule dans un snack et j’en étais au café, toute à mes interrogations, quand, par hasard, Nunui passa devant moi. Nos relations étaient restées cordiales et je l’invitai à m’accompagner. Quelques mots sur Nunui pour que vous compreniez la suite. Nunui est catholique. Ce n’est bien sûr pas une tare, même si ma famille protestante s’est toujours méfiée de cette religion toujours en retard d’une évolution de la science ou de la société. Ici, à Tahiti, les protestants ont longtemps dominé. C’est moins vrai aujourd’hui, mais là je m’éloigne de mon sujet. Nunui, donc, comme beaucoup de jeunes catholiques, a adhéré au très antinucléaire Mouvement 193. 193 comme le nombre d’essais nucléaires réalisés par la France aux Tuamotu. L’armée française, elle, donne des chiffres différents, mais peu importe. Ce qui est drôle dans l’affaire, c’est que pendant les essais, les catholiques, du moins la hiérarchie, se sont tus. Vingt ans après l’arrêt des essais, les voilà qui vocifèrent contre la France, sans doute pour s’excuser de leur silence. Moi, comme presque tous les protestants, j’ai des sympathies pour l’association Moruroa e tatou qui s’était mobilisée quand il était encore dangereux de critiquer l’armée et la France, du moins d’après ce mon père prétendait. Vous ne voyez pas pourquoi je me lance dans cette digression ? Lisez la suite.

Avec Nunui, on ne savait pas trop comment engager la conversation. On n’allait pas reparler des moments passés ensemble. Je savais que c’était douloureux pour lui et moi je n’étais pas fière de lui avoir laissé espérer que… Alors quoi de plus facile que de médire un peu sur des ami(e)s commun(e)s. On en est donc venus à évoquer Tiare et Vairani. Et de confier à Nunui mes interrogations. Mon ex-compagnon, tout timide qu’il est, n’en est pas moins drôle et parfois sarcastique. Il m’écouta attentivement puis, un sourire en coin, murmura plus qu’il ne parlât : « Réfléchis bien au pouvoir égalisateur de l’atome… ». J’en restais bouche bée. Que venait faire cette réflexion d’un militant antinucléaire dans cette affaire ? J’allais lui demander des explications, mais son smartphone sonna et l’appel devait être d’importance car il se lança dans une conversation dont je ne voulais pas me mêler. Je me suis levée, l’ai embrassé et je suis allée régler la note.
« Le pouvoir égalisateur de l’atome » ! J’avais quelques notions là-dessus, souvenirs du lycée et surtout de l’université où j’avais étudié les conséquences des essais en Polynésie sur les institutions de notre Fenua. C’est compliqué, mais là n’est pas l’essentiel. En fait, je me souvins d’une phrase du général de Gaulle citée par un de mes profs. De mémoire, il aurait dit en parlant des essais chez nous : « notre bombe est pacifique, c’est même ce qu’il y a de plus pacifique de toutes les armes que la France a inventées ». Mes collègues étudiants étaient furieux. « Comment peut-on avancer une telle bêtise ? » s’offusqua l’un d’eux. Le prof avait expliqué que les bombes atomiques pouvaient causer de tels dégâts que les grandes puissances hésiteraient avant de se lancer dans la guerre. Mieux encore, il démontra que la France ayant moins d’armes que l’URSS, par exemple, n’aurait pas été attaquée par cette dernière parce que si la France avait riposté elle aurait détruit des villes entières. Du coup, le simple fait de posséder une bombe atomique vous mettait à l’abri. Votre bombe – même moins puissante que celle de l’adversaire – vous mettait sur un pied d’égalité avec l’ennemi. Voilà donc la fameuse théorie (et non fumeuse théorie comme le prétend 193) du pouvoir égalisateur de l’atome [5].
(5) Ah ! Maeva ! Ton texte écrit l’an dernier a été dépassé par l’actualité. Depuis la guerre menée par la Russie en Ukraine, le principe de la dissuasion nucléaire en a pris un coup. Quand un pays est dirigé par un tordu qui menace de détruire le monde… plus aucune doctrine stratégique ne tient la route (ni même la route de la soie !).
Eureka ! J’ai compris ce que voulait suggérer Nunui. Cette fameuse pilule dont je ne donnerai pas le nom, pour ne pas être accusée de placement de produit, était comparable à l’atome ! Il paraît qu’il y en a des bleues et aussi des jaunes. Qu’est-ce qu’on avait ri entre copines en parlant de ça en multipliant les parau hoata [6], mais à cette époque pas si lointaine, on passait vite à autre chose car, franchement, les soucis de virilité de nos pères ou grands-pères ne nous préoccupaient pas.
[6] Plaisanteries, quolibets.
Le pouvoir égalisateur de l’atome et du… C’est drôle d’avoir eu l’idée de comparer l’arme atomique à une petite pilule érotisante qui ferait d’une virilité défaillante une virilité égale aux plus doués de nos garçons ! Plus de différence donc entre le matahiapo et Mister Tane.
Du coup, je me suis mise à fantasmer. Et si je vérifiais la « chose » ? Encore un mot que j’emploie n’importe comment. Il faut que je vous dise. Après Nunui, il y a eu Georges, un farani arrivé à Papeete avec ses parents quand il avait deux ans. Je l’avais rencontré chez une copine un soir de bringue [7]. Avec lui, j’ai cru, comme avec les quelques garçons que j’ai fréquentés, que la relation serait durable. Elle fut exécrable. Je le pensai sûr de lui, il était méprisant. Je le pensai viril, il était vantard. Je le pensai intelligent, il était superficiel en tout. Farani il était, mais il donnait des leçons de maohitude à tout le monde. J’ai l’esprit ouvert, mais il y a des limites. Certes, j’ai moi aussi un grand-père farani. Il épousa une Tahitienne bien typée qui lui donna six enfants. L’aîné, mon père, était donc un Demi. Un vrai. Ma mère ne devait guère avoir d’ascendants popa’a, sauf peut-être à l’époque du Protectorat[8]. Moi, sous la semelle de mes tongs[9], il y a plus de mamu [10] que chez la plupart des Tahitiens. Alors, Georges, voulant m’expliquer ce que devait penser une ma'ohi, c’était insupportable. Un soir, chez moi – il s’y était installé depuis deux mois – il me prit la tête en me reprochant de ne pas apprécier sa personne à sa juste valeur. Je crois que je l’ai traité de « minable ». Comme il avait trois ans de moins que moi, il ne trouva rien de mieux à me répliquer : « tu ne sais pas la chance que tu as d’avoir un tane plus jeune que toi ; c’est une occasion qui ne se représentera pas ». Une seule réplique suffit : « Dégage ! ». J’ai réalisé, en le hurlant, la force de cet impératif et j’ai repensé aux printemps arabes au cours desquels des milliers de jeunes le scandaient pour éjecter des Moubarak et des Ben Ali des palais où ils régnaient sans vergogne. Quel bienfait le mot procure dès lors qu’il est prononcé d’une certaine façon ! Une libération de tant de frustrations ! Georges sortit de mon studio et de ma vie.
[7] On appelle bringue à Tahiti une rencontre arrosée entre amis avec guitares et ukulele qui dure toute la nuit.
[8] 1842-1880.
[9] Savates.
[10] La terre issue de la décomposition du basalte.

force de dissuasion
Je viens de passer quelques mois seule, heureuse, apaisée aussi. Je n’avais pas envie de tenter rapidement une nouvelle relation. Par contre, pour une fois, la gaudriole, pourquoi pas ? Surtout, la tentation de faire l’expérience d’une rencontre avec un papy, histoire de vérifier le pouvoir égalisateur du… que je me refuse à nommer.
C’est vrai que ça doit être drôle de voir se trémousser un type plus âgé que mon père qui retrouverait en moi des années dont il se souvenait à peine. Le deviner s’extasier sur mon corps, ça devrait être une jouissance. Rassurez-vous, elle serait passagère car je n’ai pas l’intention de m’installer dans la situation de Tiare et de Vairani.
Restait à trouver la cible. Je n’avais pas envie de fréquenter les bars où traînent des « épaves » en quête de bonnes occasions. J’avais eu un prof de droit à l’Université. Je crois qu’il avait été veuf, remarié et divorcé depuis quelques années. Récemment, il avait pris sa retraite, mais avait créé une boîte de consultants pour aider certains ministères en mal de juristes. Il était sympa avec les étudiants, les mauvaises langues disaient : « surtout avec les étudiantes ». Autant que je me souvienne, il n’avait pas la réputation d’être un dragueur, enfin pas plus que ses collègues ! Il est vrai que nos profs devaient sérieusement se contrôler quand ils avaient devant eux des filles si peu vêtues que mes collègues vahine. Quand j’emploie le mot vahine, je devrais en réalité écrire la grande variété de filles occupant les amphis, parfois jetant des regards plus ou moins langoureux vers les enseignants. Quand j’avais obtenu ma licence, ce prof m’interpella pour me conseiller de m’inscrire en master. J’avais envie de travailler et j’ai passé un concours pour entrer dans la fonction publique territoriale. Assez rapidement, je compris que la licence ne serait pas suffisante pour grimper des échelons. J’avais envie que la plupart des cadres soient océanisés [11]. Il fallait donc que je me remue. J’ai appelé mon ancien prof. Il semblait très heureux de mon désir de m’instruire et proposa immédiatement de m’aider pour mon mémoire. J’avais choisi un sujet complètement dingue : « les raisons de l’échec de la mission Arpaillange ». Pierre Arpaillange avait été garde des Sceaux dans un gouvernement Rocard. Il avait constaté qu’en Polynésie le droit applicable était très mal connu en raison du fait que les lois françaises ne s’appliquent chez nous que selon des conditions complexes. De plus, il y eut des abrogations de lois existantes dont les traces sont incertaines. Bref ! Il était souhaitable que des juristes remettent de l’ordre dans le fatras des textes de loi. Mon prof avait été nommé dans la commission ad hoc. Après quelques mois de travaux, cette dernière abandonna la partie, faute de soutiens et de volonté politique. Mon prof n’y alla pas par quatre chemins. Il m’invita à déjeuner au Deux saisons [12], un resto qui se veut écolo. Le repas commença bien, mais après deux verres de vin, mon prof commença à faire des allusions salaces. Quand il riait, des feuilles de salades étaient coincées entre ses dents, lui donnant une allure comique et même ridicule. Je regardais autour de moi pour m’assurer que d’autres clients ne remarquaient pas la même chose que moi. Je fis tout ce que je pouvais pour abréger le repas, remercier mon prof et lui promettre que, dès le brouillon rédigé, je le recontacterai. Il insista encore un peu, m’assura que c’était une joie pour lui de pouvoir m’aider et me demanda mon adresse mail. Je ne pus éviter la traditionnelle bise en Polynésie, mais je vérifiai qu’il n’avait pas collé sur mon visage un morceau de salade.
[11] Comme il reste dans les fonctions publiques et le secteur privé un nombre encore important de cadres d’origine métropolitaine, une politique tend aujourd’hui à favoriser la promotion de Polynésiens. C’est du reste la raison d’être de l’Université.
[12] Si Antonio Vivaldi avait été tahitien, il n’aurait jamais pu imaginer son chef-d’œuvre. Il en aurait peut-être composé un autre, par exemple, Une saison humide et l’autre sèche.
J’avais donc mal choisi ma cible. Je me jurai de ne pas multiplier les expériences. Allez, encore une pour voir.
Maître Bariloche s’était fait une solide réputation de défenseur des causes perdues, surtout celle des plus humbles de nos concitoyens. Il venait d’annoncer qu’il prenait sa retraite, ce qui en surprit plus d’un. On ne savait pas lui donner d’âge, mais vu le nombre d’années qu’il avait passées au barreau de Papeete, il devait être encore plus vieux que mon ancien prof. En fait, son style bien particulier, mêlant décontraction et indignation, donnait le sentiment qu’il était encore un gamin à côté de ses trop sérieux confrères. À Tahiti, on sait (ou on croit) savoir tout (ou presque) sur tout le monde, mais sur maître Bariloche qui, pourtant dérangeait tant de monde, peu de rumeurs circulaient. Certes, on disait qu’il n’avait pas gagné autant d’argent que ses collègues et sa modeste berline contrastait avec leurs voitures de luxe sur le parking du palais de justice. Avec son prénom – Carlos – et sans doute son nom, le rapprochement avec l’Amérique du Sud était facile. Il se chuchotait que son père, ancien ministre, aurait fui son pays quand des militaires prirent le pouvoir et qu’au cours de ses pérégrinations, il aurait rencontré aux Tuamotu une demie tahitienne-chinoise. Le père aurait poursuivi sa route, mais il reconnut l’enfant qui porta son nom. Peut-être même lui paya-t-il des études à Paris. Sur sa vie privée, peu de bruits circulaient. Il connaissait de longue date une femme, sans doute mariée, raison pour laquelle, personne – sauf quelque ami – ne les avait vus ensemble. La dernière fois que l’avocat était apparu dans un reportage télévisé, il avait fière allure et en deux phrases simples, il avait convaincu les téléspectateurs que son client était innocent…
Carlos donc, puisque je finirai par l’appeler ainsi. Mais je crus bien que ma première approche échouerait.
- Bonjour Maître ! Je suis étudiante en master de droit…
- Ah ! oui ! le diplôme qu’il faut avoir maintenant, me coupa-t-il d’un ton sarcastique.
- C’est vrai que sur le plan professionnel, c’est une quasi-obligation, mais j’ai un autre objectif, tentai-je pour l’amadouer.
- Voyez-vous ça, un objectif ! et lequel, diantre, diantre ?
- Maître, vous savez comme moi que la législation, ici, c’est un imbroglio. Obtenir justice, c’est long, très long et très coûteux et bien sûr, cela se fait au détriment des plus humbles.
- Cela faisait longtemps que je n’avais pas entendu ça. Bravo, mais précisez.
Je lui exposai mon sujet de mémoire. Quand je prononçai le nom d’Arpaillange, il me sembla qu’il ne voudrait pas en entendre davantage.
- Ah ! oui ! ce vieux croûton ! Vous savez ce que disait de lui le député Santini ?
- Non, maître…
- En plein débat à l’Assemblée nationale, il dit : « Saint-Louis rendait la justice sous un chêne, Arpaillange la rend comme un gland »…
- C’est une histoire de popa’a. Elle ferait rire peu de monde à Tahiti où le chêne ne pousse pas.
La réflexion de Carlos m’avait agacée. Ma réplique aurait dû mettre fin à l’entretien, mais non, l’avocat reprit la parole :
- Décidément, mademoiselle, vous me surprenez. Positivement. J’aime bien vos répliques.
- Voilà, dis-je comme si mon agacement avait pris fin, si mon mémoire pouvait faire prendre conscience qu’il faudrait reprendre les travaux initiés par l’ancien garde des Sceaux, cela rendrait un sacré service à notre peuple.
- Je suis flatté que vous me casiez dans « votre » peuple. J’ai trop l’habitude d’être marginalisé, d’abord par mon nom, ensuite par mon côté hybride. Déjà mon père était à lui seul un concentré de toutes populations d’Amérique du Sud. Ma mère presqu’autant le fruit de toutes les navigations en Océanie. Pas grand monde pour me reconnaître comme ma’ohi, comme on dit maintenant !
Je l’entendis ricaner sans que je puisse interpréter le sens de son humour. Cependant, je sentis que j’avais gagné la partie.
- Tout ça est intéressant. Il faudrait qu’on en discute. Venez donc me voir. J’ai toujours un bureau au centre Vaima où j’expédie les affaires en cours, à côté de mon studio.
Rendez-vous fut pris un soir après mes heures de bureau. Je ne devais pas me rater et surtout ne pas rater ma présentation. Une jeune femme sage et studieuse qui n’aurait aucune idée derrière la tête. Une tenue tahitienne ? Carlos penserait que je sur-jouerait la fille du peuple ma’ohi. Donc un corsage qui ne laisserait rien deviner. Une jupe ? mais la grande fille que je suis laisserait trop apparaître ses longues jambes. Un pantalon donc. Un peu moulant quand même qui renforcerait mon allure longiligne, sans provocation. Du moins en étais-je convaincue. D’où ma confusion quand en arrivant à proximité du cabinet de Carlos, une main se posa sur mon épaule. Mon frère m’embrassa.
- J’étais derrière toi et je t’ai tout de suite reconnue. Un si beau p’tit cul, il n’y en a plus tant que cela aujourd’hui !
Je rougis, non pas de son audace car mon frère que j’adore a l’habitude de réflexions un peu crues. Je rougis parce que j’eus l’impression d’avoir raté l’image que je voulais donner à Carlos. Il était trop tard pour faire demi-tour.
L’entretien se passa mieux que je ne l’espérais, mais se cantonna strictement sur mon sujet de mémoire. Carlos avait visiblement préparé l’entretien et me remit des documents que des membres de la commission avaient rédigés. Vers la fin de l’entretien, il me posa quelques questions sur mes « ambitions » professionnelles et insista sur la nécessité d’océaniser les cadres. « Cela ne dépend que de nous les Polynésiens » conclut-il. Il me proposa de me revoir lorsque j’aurai lu les textes qu’il m’avait remis et que j’aurai des questions très précises à lui poser.
- Ce fut un plaisir de vous rencontrer, me dit-il en me reconduisit jusqu’au forum du centre.
Une semaine plus tard, j’étais à nouveau au bureau de Carlos. J’avais bien étudié les dossiers et préparé des questions que j’estimais pertinentes entrant parfois dans l’intimité de l’ancien avocat. Par exemple, comment vivait-il la défense de personnes visiblement coupables de forfaits peu reluisants ou autre registre sur la défense des femmes dans un système judiciaire qui restait machiste. De plus, cette fois, j’adoptais une tenue, disons plus ouverte. Il apprécia visiblement et son regard discret, mais appuyé, me flatta et me laissa supposer que j’étais sur la bonne voie. Il restait à porter l’estocade.
- C’est agréable de discuter avec quelqu’un si jeune d’esprit… risquai-je.
- Oh ! vous savez, de nos jours, les corps ont bien rajeuni. Malheureusement les cerveaux n’ont pas toujours suivi. Les collègues de mon âge ont en fait cent ans.
Je ris franchement et ce fut communicatif.
- Bien sûr, vous devez vivre au milieu de jeunes et vous portez peut-être un drôle de regard sur un bonhomme comme moi.
- Des jeunes aussi sont parfois vieux dans leurs têtes.
- C’est vrai et d’ailleurs, moi-même je me souviens qu’à vingt-cinq ans j’avais des idées plus rétrogrades qu’aujourd’hui.
- Alors j’ai bien fait d’attendre quelques années…
Là, ce fut une franche rigolade. Le poisson était ferré.
- Est-ce que cela offenserait quelqu’un si je vous invitais à déjeuner.
- Personne, répondis-je après une prudente hésitation.
- Parfait, mais je vous préviens, même si j’aime la gastronomie, les restaurants réputés à juste titre de Papeete, c’est pas mon truc. Leurs menus OK, mais la faune qui les fréquente, non merci.
- L’essentiel c’est la conversation, glissai-je doucement.
- J’aime bien le snack de la rue piétonne qui vient d’être rénové. Il a l’allure d’un snack, mais il profite d’un excellent cuisinier.
Lui aussi m’embrassa tandis que je me préparais à partir, mais il y eut une seconde un peu appuyée qui me conforta dans mon impression de succès. On choisit une date proche et rendez-vous était pris chez lui avant d’aller déjeuner.

force de substitution
Je réussis à obtenir une après-midi libre auprès de mon chef de bureau qui me taquina là-dessus. Je jouai la fille offusquée. Je rejoignis donc Carlos à son cabinet, mais il tint absolument à me montrer son studio voisin. J’y trouverai, dit-il, une collection d’ouvrages et de revues de droit que l’Université ne possédait sans doute pas. Quand je les découvris, je m’exclamai : « en effet, c’est un trésor, maître ! ». C’est ainsi qu’il me proposa de l’appeler Carlos et que nous nous tutoyions comme c’est de rigueur chez nous. Il prétexta qu’il avait faim pour écourter la visite, mais glissa que si j’avais du temps, il me désignerait les articles les plus significatifs pour mes recherches.
C’est vrai que c’était mieux qu’un snack tout en ayant la décontraction seyant à ce type d’établissement. L’inconvénient, si on peut avancer ce mot, c’est que l’établissement est en fait une terrasse ouverte sur la rue et que les passants ne manquent pas de jeter un œil sur les clients. C’est ainsi que je vis passer Nunui qui eut la discrétion de s’abstenir de porter un regard vers moi. On ne parla guère de droit pendant le repas. Carlos évoqua sa passion pour la plongée sous-marine, sans se vanter d’exploits plus ou moins fictifs. Il était curieux de savoir si j’avais une activité sportive. « Évidemment, dit-il, j’aurais dû m’en douter, le basket te correspond bien ». Il fit l’éloge de ma grande taille et de ma minceur, toute relative du reste. « Il y a tant de filles qui se laissent aller aujourd’hui », poursuivit-il en m’encourageant à garder longtemps ma sveltesse. « J’ai connu autrefois une fille qui avait le même physique que le tien, mais avant d’avoir trente ans, elle était déjà une mama [13] ». Il me dit espérer que j’avais un copain qui m’encouragerait à continuer le sport, même si j’avais des enfants.
- Oh ! le copain dont tu parles, je ne sais pas s’il existe à Tahiti ! Quant aux enfants, ce n’est pas ma préoccupation.
- Dommage pour le copain qui n’existe pas !
- Ne tranche pas comme ça. La vie est pleine de hasards…
- Oui, et il faut savoir profiter de ce qui se présente, sans trop réfléchir à l’avenir.
[13] En principe désigne une maman qui, sans être forcément âgée, donne cette impression. Le mot est plutôt gentil et respectueux envers quelqu’un qui représente la sagesse et la solidité morale.
Le reste fut très classique. Les jambes qui se touchent sous la table, la main de l’un ou de l’une qui caresse celle de l’autre en prononçant quelque compliment. Pas de dessert, histoire d’entretenir la ligne et d’en remettre une couche sur mon physique et mon esprit. C’est que Carlos avait l’intelligence d’insister sur l’exactitude des jugements que je portais avec sévérité sur la société polynésienne, mais avec assez d’empathie pour faire admettre que j’étais en croisade… comme lui. « Vous verrez, j’ai un rapport gardé sous le coude écrit dans les années soixante-dix par René Dumont, le premier écologiste à avoir tenté de faire de la politique ». Ce nom me disait vaguement quelque chose, mais je fis part de mon intérêt et de mon empressement à le consulter. « Venez, je vais vous montrer le rapport ». Nous prîmes l’escalier pour aller chez lui. Il me prit par la taille comme s’il voulait m’aider à monter. Il garda la main droite sur moi et ouvrit maladroitement sa porte de la main gauche. Je me rapprochai insensiblement de lui dans l’entrée. Il pivota pour me faire face et m’enlacer. La suite serait banale si ce n’est que mon « expérience » était plutôt concluante. « Mécaniquement », Carlos était presqu’aussi performant que mes jeunes partenaires, mais « plus doux », davantage maître (normal pour un avocat) de ses pulsions. Naturellement, je ne prenais pas de plaisir à caresser sa peau. Aucune comparaison possible avec celle de Nunui par exemple. Une peau qui trahissait son âge. J’ai apprécié qu’une fois apaisé, Carlos ne me demandât pas s’il avait été « bon ». Je n’aurais pas supporté. Il ne fit aucune allusion à ma vie de femme. Il préféra me relancer sur mon mémoire. Le temps passait et je trouvai un prétexte pour le quitter gentiment. Un entraînement de basket à 18 h. Il n’insista pas et suggéra seulement de me rappeler dans quelques jours, « bien sûr pour parler de droit en Polynésie » dit-il en riant.
Je vous ai parlé de « mon expérience » que je jugeais positivement. N’exagérons rien. Dans ma traversée du désert sexuel, cette rencontre devait figurer comme une expérience et pas grand-chose d’autre. Je pouvais même penser la prolonger un peu, histoire de mieux comprendre mes deux copines. Il restait un mystère que j’avais envie d’éclaircir. Carlos avait-il « naturellement » la virilité qu’il avait affichée ou une pilule l’avait-elle aidé ? Dans le premier cas ce serait une vraie surprise pour la jeune femme que je suis. Dans le second cas, je me demandais si une vie conjugale sous assistance médicale était supportable. Je me fixai donc pour objectif d’en savoir davantage.
Quand Carlos me rappela pour me proposer un week-end à Huahine dans le fare qu’un ami lui prêtait, je fus flattée, mais restais prudente. Le dimanche j’avais un match. Enfin, je devais assister à un match. Carlos me proposa alors de venir passer le samedi soir avec lui. Il ferait la cuisine, une autre de ses passions.
Quand je me réveillai chez lui le dimanche matin, je fis le même constat que celui évoqué pour notre premier « embrasement ». Et la même question quant à ses « performances ».
Le lendemain, je revis Nunui par hasard. En fait, je le soupçonne d’avoir cherché à me rencontrer. Il était mal à l’aise et je ne savais pas s’il s’exprimait avec humour ou avec jalousie. « Je t’ai vu l’autre jour au snack avec maître Bariloche ». Nous restâmes silencieux un moment. Nunui lâcha : « c’est un type bien ». Je ne pus qu’approuver.
- Alors, toi aussi tu as voulu profiter du pouvoir égalisateur de l’atome ?
- Cela ne te regarde pas, répliquai-je fâchée.
- Je te dis ça parce la dernière fois qu’on en a parlé, j’ai été interrompu et je ne t’ai pas délivré la totalité du message.
- Comment ça ?
- Tu vois, deux pays possédant l’arme atomique, l’un avec plus de puissance que l’autre sont finalement égaux à une condition, c’est qu’ils soient constamment prêts à riposter.
- Oui, et alors ?
- Alors réfléchis bien à la spontanéité de la riposte.
Moi j’étais interloquée, lui se détendait et je sentis même de la tendresse dans son propos. Il prétexta un rendez-vous important et m’embrassa rapidement. Sa joue contre la mienne me donna la chair de poule. Quel avertissement avait-il voulu me donner ?
Toute l’après-midi, j’étais tourmentée. J’aurais pu rappeler Nunui et exiger des précisions. Non, je résoudrai l’énigme moi-même. Et cela ne tarda pas. C’était évident. Nunui avait signalé l’importance de la vigilance des grandes puissances qui leur permettrait de réagir immédiatement à une menace. J’ai fait le rapprochement avec les fameuses pilules. Internet me confirma qu’elles ne faisaient effet qu’après une vingtaine de minutes. Donc, si Carlos avait besoin de la médication, il lui fallait anticiper nos rencontres. Pour savoir s’il en avalait, il fallait donc le prendre au dépourvu. Carlos m’avait donné rendez-vous en fin de semaine, « exceptionnellement » affirmait-il, dans un restaurant bien connu de l’élite urbaine. Il désirait « marquer le coup » et peut-être afficher notre relation publiquement. Je n’étais pas enthousiaste, mais je me sentais un peu « coincée ».
Je réfléchis encore toute une journée et mis mon plan au point. Du moins, essaierai-je. Mercredi soir, en quittant le bureau, j’irai chez lui sans le prévenir, avec une tenue sexy qui pourrait éventuellement lui éviter une médication. Je verrai bien. Comme prévu, je sonnai à sa porte vers 18 heures. Il fut surpris, mais ses yeux en disaient long sur son désir. Il me fit entrer, mais je le sentais embarrassé. Après quelques mots de convenance, il me fit asseoir et me demanda si je pouvais attendre quelques instants. Il partit dans la salle bain et je l’entendis ouvrir l’armoire de toilette, puis ouvrir le robinet et vraisemblablement boire de l’eau. Revenu dans le salon, il prétexta un coup de téléphone urgent à donner de son bureau où il avait un dossier sensible. « Je ne serai pas long et prépare-nous un apéritif » dit-il en quittant le studio.
J’avais tout compris. Non, les pilules n’avaient pas un réel pouvoir égalisateur entre les jeunes et les matahiapo. Sans bruit, je sortis pour rentrer chez moi. Sur la route, j’envoyai un SMS plein d’ambiguïtés à Carlos : « Désolé, je ne pouvais pas attendre ». En même temps, je me traitais de garce. Carlos ne méritait pas ce coup-là, mais je me consolais en considérant qu’il avait pris du bon temps avec moi et qu’il avait sans doute admis que ce ne serait que passager.
Il y a maintenant presqu’un mois que je me suis enfuie de chez Carlos. Celui-ci s’était contenté de répondre à mon SMS : « je n’aurais pas dû me faire d’illusion, mais tu es quand même une chic fille ». J’avais des regrets ou peut-être des remords. Je n’ai jamais su la différence entre ces deux mots que les Farani semblent bien distinguer.
Ce qui est étrange, c’est que depuis plusieurs nuits, je fais toujours le même rêve. J’ai quinze ans de plus et je mène une vie tranquille, heureuse même, avec un compagnon qui ne cherche jamais à compliquer nos relations. Je crois même que dans le rêve, il y avait des enfants, sans que sache si c’étaient les miens ou ceux d’un autre couple. Ces enfants riaient et se jetaient dans nos bras.
Ce matin, à mon réveil, j’ai le sentiment de ne plus être tout-à-fait la même. Je pourrais être moi, en mieux. Je ne dois plus tarder à téléphoner à Nunui et lui proposer de recommencer d’égale à égal. Non, je ne vais pas l’appeler. Je vais aller lui faire la surprise. Et je ne devrai pas attendre vingt minutes…
Cette nouvelle avait été présentée dans TPM (n°442) sous une forme réduite.
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